Depuis 2021, les entreprises françaises ont été confrontées à un emballement des coûts de production déclenchés par des ruptures d’approvisionnements et par l’envolée des prix des matières premières.
Rappelons que la « mondialisation heureuse » qui s’est développée avec l’entrée de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001 a fait basculer le commerce mondial dans une autre dimension, plaçant le pays en acteur prépondérant. Ses exportations, qui atteignaient 250 milliards de dollars en 2000, sont passées à 2 500 milliards de dollars en 2019. Le pays est devenu peu à peu l’usine du monde, avec un niveau de sophistication de sa production en constante progression. Ainsi, deux décennies plus tard, la montée en gamme des produits chinois interpelle.
Une étude de la Direction générale des Douanes et Droits indirects montre que le niveau technologique des produits vulnérables importés de Chine s’est accru entre 2000 et 2019. Un produit est considéré comme vulnérable vis-à-vis d’un pays fournisseur lorsque, pour ce produit, la part de ce pays dans les approvisionnements français et la part de ce pays dans les approvisionnements mondiaux sont toutes deux supérieures à 50%. Or, la proportion des produits vulnérables de haute technologie a considérablement augmenté en valeur. Ces produits pèsent pour plus de la moitié (55%) du montant des produits vulnérables importés de Chine en 2019. Cette augmentation est d’autant plus inquiétante qu’ils n’apparaissaient pas dans les importations en provenance de Chine en 2000.
Depuis 2019, les produits vulnérables de haute technologie représentent plus de la moitié (55%) du montant des produits vulnérables importés de Chine.
La montée en gamme des importations chinoises et la volonté clairement affichée de Pékin de devenir la première puissance technologique mondiale nous obligent à réinterroger nos relations commerciales avec la Chine. Notre trop forte dépendance vis-à-vis des produits chinois accroît notre vulnérabilité industrielle et par conséquent nous contraint à revoir nos chaînes de production (sujet développé dans le Décryptage économique précédent, Europe : un moteur franco-allemand pour la souveraineté technologique ?). Rappelons que la période Covid et la crise énergétique ont mis en évidence les dangers d’une perte d’indépendance et d’autonomie. Cette prise de conscience a permis de développer un sentiment collectif sur la nécessité de développer un socle industriel en France.
Si la relocalisation est devenue l’un des fils conducteurs de la politique économique française, il convient cependant en amont d’en mesurer le coût. Car si produire localement garantit la souveraineté économique et l’autonomie pour les produits dits critiques (comprendre essentiels), le coût de production en France n’est pas le même que celui en Chine. Les coûts salariaux hexagonaux demeurent nettement supérieurs à ceux des pays émergents (Chine, Pays d'Europe centrale et orientale, Turquie, Afrique du Nord, Inde). En outre, devenir compétitif impose une montée en gamme de la production et donc des investissements, notamment en recherche et développement.
Pour inciter à la relocalisation, et plus globalement à la réindustrialisation, les subventions publiques servent en quelque sorte de rampe de lancement en finançant une partie de ces projets.
Relocalisation : les pouvoirs publics vont notamment assurer la prise en charge d’une partie des coûts inhérents au rapatriement des biens de production et du savoir-faire afin d’accompagner une entreprise qui décide de relocaliser en France toute ou une partie de sa production.
Localisation : si un projet industriel part de zéro, les subventions publiques viendront en aide aux investissements de départ. Le plan France 2030, lancé en 2021, vient répondre à ces deux enjeux. Doté de 54 milliards d’euros sur cinq ans, il vise à développer la compétitivité industrielle et les technologies d’avenir.
Si le soutien public semble indispensable en phase d’amorçage, il convient de penser à l'étape d'après. Le made in France peut-il être compétitif ? L’innovation demeure un facteur essentiel pour accroître la compétitivité. Par conséquent, les avancées technologiques permettent de dessiner les contours d’une nouvelle concurrence vis-à-vis des pays émergents. En effet, selon nos estimations, le développement des technologies d’automatisation laisse entrevoir des gains de productivité de près de 30% permettant de stimuler la réindustrialisation de la France.
Mais avant d’explorer les potentialités de l’usine de dernière génération, il faut en amont tenter de répondre à une crainte légitime. Nombreux sont ceux à redouter un remplacement de l’homme par la machine. D’autant que, comme le rappelle Olivier Lluansi, associé Strategy&, l’entité de conseil en stratégie de PwC France et Maghreb, le manque actuel de main-d'œuvre menace de s’amplifier au fur et à mesure que de nouveaux besoins en compétences apparaissent.
Par rapport à la situation d’avant-crise sanitaire, le nombre d’emplois vacants est nettement plus élevé, enregistrant une hausse de 85% dans l’industrie. Mais la perte d’attractivité du secteur n’est pas récente. La désindustrialisation de la France a entraîné une désaffection structurelle, notamment pour les métiers d’ingénieurs de production. Des années d’industry bashing ont détourné les diplômés des grandes écoles d’ingénieurs pour les orienter vers les secteurs des services, qui ont su notamment mettre à profit leurs compétences dans la mise en place de processus pour optimiser l’efficacité et la rentabilité de l’entreprise.
Aujourd’hui près de 50 000 ingénieurs sont diplômés chaque année; il en faudrait 10 000 de plus pour répondre aux besoins des industries basées en France. Il devient aujourd’hui indispensable de développer des vocations dans ce secteur en tension, notamment auprès des femmes qui se sont détournées volontairement ou non des filières scientifiques. D’autant que le potentiel d’embauche reste attrayant. La Fabrique de l’industrie et Bpifrance estiment que la réindustrialisation peut créer entre 300 000 et 350 000 postes dans le secteur.
L’électronique est le segment d’activité à la pointe des relocalisations en termes d’investissements et d’emplois. Les semi-conducteurs constituent de même un vrai enjeu de souveraineté. L’étude Bilan des actions de relocalisation industrielle depuis 2020, observe trois clusters très impactants sur l’emploi :
Les métiers autour du développement de logiciels, de l’analyse des données, de l’IA et de la cybersécurité déclenchent une vraie dynamique sur l’emploi, avec près de 16 000 postes créés.
La fabrique de cellules de batteries, stimulée par l’électrification automobile arrive en seconde position avec plus de 10 000 emplois directs. En termes d’investissements, les gigafactories dans le secteur des batteries dans le Nord de la France (« vallée de la batterie ») prévoient des montants moyens supérieurs à 2 milliards d’euros, dont deux projets dépassant 5 milliards d’euros. Le plus gros projet concerne la création de l’usine de production de semi-conducteurs engagée par le franco-italien STMicroelectronics et l’américain Global Foundries pour un montant de 5,7 milliards d’euros. Néanmoins, la relocalisation de la production de semi-conducteurs en Europe est devenue un enjeu majeur en raison de la dépendance à l’égard des importations et des pénuries récentes au niveau mondial. Deux pays sont en avance dans leur renforcement des capacités de recherche et de productions : l’Allemagne, avec Intel (gigafactory de semi-conducteurs de 17 milliards d’euros) et les Pays-Bas autour d’ASML, seul acteur européen à maîtriser la production de machines à gravure de puces.
Nombreux sont ceux à dénoncer la fabrication dans le noir (lights-out manufacturing) avec des usines entièrement automatisées sans aucune présence humaine sur place. Or, selon Xavier Jaravel, professeur d’économie à la London School of Economics (LSE), les études empiriques sont très claires : en moyenne, les robots ne détruisent pas d’emplois, qu’il s’agisse d’emplois qualifiés ou non qualifiés.
Pour Aurélie Jean, spécialiste en science algorithmique et auteure de Les algorithmes font-ils la loi ?, il existe une confusion autour de l’intelligence artificielle. Les algorithmes qui sont incorporés dans les robots ne sont qu’une reproduction de l’intelligence analytique (IA). Ce sont, en d’autres termes, une reproduction de la réalité à travers un modèle algorithmique qui peut répéter, reproduire, analyser. L’IA est un artefact humain. En résumé, la machine n’est pas une personne, elle ne pense pas.
Ainsi, les nouvelles technologies ne vont pas faire disparaître le travail humain. Elles vont au contraire le rendre plus efficace, plus productif.
Grâce à ces technologies d’automatisation, certaines tâches seront supprimées, quand d’autres seront modifiées et encore créées. Pour l’ingénieur Luc Julia, l’un des concepteurs de l'assistant vocal Siri et auteur de L’intelligence artificielle n’existe pas, ces outils technologiques nous permettent d’accroître notre productivité. En revanche, ne disposant pas de la capacité d’adaptation de l’Homme, ils ne pourront pas le remplacer.
Afin de comprendre à la fois la complexité de ces technologies et pour en percevoir les limites, Luc Julia explique que, pour que la machine puisse reconnaître un chat avec une probabilité à 98%, il lui faut intégrer au préalable 100 000 images de chats. A contrario, pour un enfant de deux ans, seules deux images suffisent pour une reconnaissance à 100%. Comment comprendre qu’avec autant d’images, l’algorithme puisse quand même se tromper ? La marge d’erreur de 2% s’explique par l’incapacité de la machine à reconnaître un chat dans le noir.
Autre exemple, ChatGPT intègre 175 000 milliards de données sans pour autant pouvoir s’assurer de la pertinence de chacune d’entre elles. Le contrôle de la donnée reste néanmoins essentiel. Mais la machine ne peut faire la distinction entre une bonne et une mauvaise information. Pour résumer, ce robot conversationnel génère mais il ne crée pas et il ne pense pas.
Il ne faut donc pas redouter des destructions massives d’emplois. Rien ne sert de sombrer dans le piège paresseux de ceux qui perçoivent les technologies d’automatisation comme un danger pour le travail humain et qui réclament que rien ne change. Il faut davantage s’attendre à une transformation des emplois.
Ce dont tout le monde n’a pas conscience au même degré, comme le montre la dernière étude Hopes and Fears de PwC. Si les dirigeants voient dans le déploiement technologique un accélérateur et vecteur de croissance, un quart (27%) des collaborateurs français estiment encore que l’IA n’aura aucun impact sur leur emploi à horizon cinq ans.
Les métiers qui peuvent être décomposés par un ensemble de tâches, vont pouvoir être aidés par les machines qui prendront en charge certaines d’entre elles. Grâce à ces machines « intelligentes », il y aura des gains de productivité à attendre et elles permettront de libérer les salariés (donc les entreprises) d’un certain nombre de tâches pour explorer le monde de la créativité notamment. Pour donner un exemple, Xavier Poix, Directeur général des studios d’Ubisoft France, explique que l’IA a engendré une évolution du talent artistique et technique des concepteurs de jeux. Pour reprendre ses propos, « utiliser l’IA permet de mieux créer ».
Et Aurélie Jean de conclure, les hommes disposent en plus de l’intelligence analytique, de l’intelligence émotionnelle et créatrice qui permet l’innovation. C’est donc vers ces deux autres pôles de l’intelligence que le travail humain va de plus en plus se déployer. Les machines vont libérer du temps pour que les salariés puissent explorer davantage leur créativité.
Déjà en 1907 Henri Bergson parlait, dans L’évolution créatrice, du temps créateur d’imprévisible nouveauté. Le philosophe français, qui fut illustre en son temps et qui après sa mort en 1941 fut peu à peu délaissé, semble être aujourd’hui plus actuel que jamais. Le développement des technologies d’automatisation va, en effet, offrir aux travailleurs de plus en plus d’espace de liberté permettant la création.
Le recours plus massif aux technologies de pointe va de même entraîner des transformations sur le marché du travail en termes de besoins en compétences et de formations. D’après l’OCDE, si l’on tient compte de l’ensemble des technologies d’automatisation, IA comprise, 27% des emplois correspondent à des professions fortement exposées au risque d’automatisation. La majorité (71%) des entreprises du secteur manufacturier interrogées prévoient une montée en gamme des compétences avec le déploiement de ces technologies. Par ailleurs, 48% prévoient de nouvelles embauches, et seules 14% d’entre elles anticipent une réduction d’effectifs.
Il demeure néanmoins une forme d’inconnu et un manque de visibilité à dix ans sur les besoins des usines de pointe. Avec l’intensification de l’automatisation, il est difficile à ce stade de concevoir les futurs postes et les nouveaux emplois. On peut toutefois envisager de nouvelles compétences autour de la conception, du développement et de la maintenance de ces nouvelles technologies. Il y aura des besoins dans le traitement des données pour les récolter, classer, nettoyer, développer. De nouvelles compétences en science des données sont ainsi attendues pour permettre de concevoir les systèmes de l’IA et leur permettre d’interagir avec eux.
Si le redéploiement industriel nécessite notamment de nouvelles compétences inhérentes à de nouveaux métiers, reste à déterminer qui est le mieux placé pour offrir les formations aux nouveaux besoins ? La CCI, la région, France Travail, les entreprises ? L’émergence d’un socle industriel réinterroge le processus de formation classique. La question est de savoir si le secteur public peut adapter sa stratégie de formation pour répondre aux nouveaux besoins des industries. Les formations certifiantes, freinées par les lourdeurs administratives, semblent difficilement être en phase avec les nouvelles attentes des entreprises. Alors que les ouvriers spécialisés travaillaient jusqu’à présent sur les chaînes de montage, aujourd’hui les besoins se tournent davantage vers la gestion des automates. On observe ainsi un déplacement des compétences. De nouvelles pistes sont explorées, comme la mise en place d’un bac+1 pour former des techniciens capables de manipuler une automatisation. D’autres s’orientent vers le développement des formations ouvertes à distance (FOAD) qui peuvent être une autre réponse visant à garantir des formations plus flexibles et répondre à des besoins de plus en plus techniques et innovants.
Face à un tel défi dans le besoin de transformation et d’adaptation de notre capacité productive, l’IA va pouvoir être un outil précieux pour aider à définir, cartographier les besoins et créer les modules de formations. D’autant qu’à cela s'ajoute l'enjeu de l'apprentissage dans le secteur industriel qui se déroule surtout au poste de travail, à travers le compagnonnage avec des ouvriers plus expérimentés. Comme l’explique Sébastien Degueldre, directeur Achats, PwC France et Maghreb, cette étape est indispensable - en plus de la formation théorique - pour expliquer les spécificités du métier dans le contexte d'une usine particulière. Or, dans le cadre de nouvelles usines, il n'y aura pas d'ouvriers plus expérimentés, donc pas ou peu de compagnonnage possible. C'est là que l'IA devrait également se développer pour proposer une offre de compagnonnage virtuel adaptée, sachant qu’il existe déjà des systèmes de réalité augmentée pour aider les opérateurs dans leurs activités (par exemple dans l'aéronautique, avec l'Industry Lab de PwC).
En France, chaque région dispose de savoir-faire et compétences spécifiques et reconnus. L’industrie reste ancrée dans les territoires et demeure la fierté locale. Les usines se trouvent en général à la périphérie des villes, de moyennes et grandes dimensions pour que l’écosystème industriel puisse se développer. Pour accompagner la réindustrialisation, il semble opportun de miser sur les acquis de chaque territoire.
Les entreprises qui se relocalisent recherchent des savoir-faire précis. Elles souhaitent s’implanter au plus près des emplois qualifiés. À charge ensuite pour elles de garantir la compétitivité de leur production grâce notamment aux technologies d’automatisation. Les besoins en compétence se retrouvent alors à la fois dans le savoir-faire unique d’une région et dans la capacité de montée en gamme d’une entreprise. En d’autres termes, il faut miser sur les acquis et les spécificités de chaque région pour développer, grâce au travail augmenté, le potentiel de développement de ces derniers.
Mais, ce processus de réindustrialisation des territoires laisse entrapercevoir des risques de pénurie de main-d'œuvre, par manque de mobilité mais aussi par manque de formations adéquates. Prenons le projet de la vallée des batteries dans les Hauts-de-France qui va concentrer des gigafactories. N’y-a-t-il pas un risque de concurrence à l’embauche si les entreprises ne se concertent pas en amont pour évaluer les besoins en main-d’œuvre et tenter de mettre en place des formations avec l’aide de la région ?
Avec des plateformes de formation à la carte offertes par les entreprises, des innovations dans la transmission des nouveaux savoir-faire pourront être développées à partir des usages.
Il faut sans doute s’orienter vers des campus métiers pour permettre la formation de nouveaux besoins avec une mise en commun des compétences et des financements des entreprises du secteur et des régions concernées. Pour attirer les talents, les industriels doivent définir leurs programmes de formation à l’instar de Schneider Electric, qui a créé la Schneider Electric University pour former les employés à différents niveaux de l'entreprise. La société gère également l'Energy University, une plateforme en ligne gratuite où les collaborateurs peuvent choisir parmi plus de 200 cours basés sur les connaissances. La formation spécifique au sein de l’entreprise semble être une solution face à cette transformation rapide des besoins dans l’industrie de pointe. Des innovations dans la transmission des nouveaux savoir-faire pourront être développées à partir des usages.
Le déploiement d’un socle industriel en France nécessite ainsi de nouvelles compétences, inhérentes à de nouveaux besoins et à de nouveaux métiers. Ces compétences pourront , de facto, être acquises avec l’aide de l’IA capable de mettre en place des formations spécifiques et adéquates.
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