Détravail ou destruction créatrice ?

Hiatus intergénérationnel sur l’avenir du travail

Décryptage Hors-série sur le travail #1 - Juillet 2023

Par Stéphanie Villers, Conseillère économique, PwC France et Maghreb

Dans un contexte d’activité économique dégradée, le marché du travail en France n’a jamais été aussi florissant. Les créations d’emplois surprennent par leur dynamisme, le taux de chômage est au plus bas depuis 15 ans. Néanmoins, derrière ces chiffres rassurants, l’insatisfaction au travail devient un enjeu de taille et s’associe avec la pénurie de main d’œuvre dans de nombreux secteurs. Aujourd’hui, au moment où l’intelligence artificielle (IA) redessine à vive allure les contours de nos capacités de production et où l’urgence climatique exige de produire autrement, la valeur travail est questionnée. La jeune génération aspire à des changements radicaux et réclame une transformation de notre modèle de production pour s’adapter aux exigences de la planète et non l’inverse, comme ce fut le cas jusqu’à présent avec des ressources naturelles considérées comme infinies. 

Selon l’étude Workforce Hopes and Fears de PwC, les collaborateurs appellent à une refonte du modèle de leur entreprise et cette requête est particulièrement forte pour la génération Z, celle des 18-26 ans. À noter que les dirigeants et les collaborateurs sont alignés sur la nécessité d’adapter l’entreprise aux nouvelles exigences environnementales, sociales ou encore technologiques. En effet, près d’un dirigeant français sur deux et un collaborateur français sur quatre estiment que l’entreprise doit repenser son modèle économique sous peine de disparaître à horizon de 10 ans. Pour autant, si les collaborateurs sont convaincus que les entreprises ont le devoir d’agir pour lutter contre le réchauffement climatique, un sur deux considère que sa firme n’en fait pas assez.

Aurélie Picosson: Bonjour et bienvenue dans Décryptage, le podcast mensuel de PwC pour décoder notre économie et ces mécanismes. Je suis Aurélie Picosson et tous les mois, j'accueille Stéphanie Villers, notre conseillère économique, pour une discussion autour d'une actualité économique. Bonjour, Stéphanie.

Stéphanie Villers: Bonjour, Aurélie.

Aurélie Picosson: Ton dernier décryptage, que l'on peut lire en intégralité sur le site de LetsgoFrance, est consacré à l'évolution du travail. Stéphanie, avant d'essayer de définir la valeur travail et son utilité, peux-tu nous donner un aperçu de la situation du marché du travail aujourd'hui en France ?

Stéphanie Villers: Le marché du travail en France n'a jamais été aussi florissant alors que le contexte économique est dégradé. Les créations d'emploi ont surpris par leur dynamisme et le taux de chômage est au plus bas depuis quinze ans. Ainsi, au premier trimestre 2023, l'emploi salarié a augmenté de 0,4 pour cent, ça représente une hausse de 92.000 emplois. Le travail est donc en progression pour le neuvième trimestre consécutif. Depuis la fin 2019, ce sont près de 1.300.000 jobs qui ont été créés, dont un tiers en contrat d'alternance. Pour le chômage, même constat. Les chiffres s'améliorent. Le taux de chômage au sens du bureau international du travail, c'est-à-dire au sens BIT, est stable à 7,1 pour cent de la population active en France. Il est inférieur de 3,4 points par rapport à son pic de mi 2015. Au premier trimestre 2023, le taux de chômage touche 2.200.000 personnes.

Cependant, la France vit un paradoxe. Le taux de chômage reste à un niveau élevé comparé à celui des grandes puissances occidentales et on voit qu'en face, les entreprises françaises font comme leurs partenaires étrangers, face à des pénuries de main-d'œuvre. D'après la banque de France, plus d'une entreprise française sur deux rencontres des difficultés de recrutement. Tous ces facteurs se traduisent par un taux d'emploi plus faible que nos principaux concurrents économiques. Si on regarde l'Allemagne et le Royaume-Uni, par exemple, on voit que le taux d'emploi se situe à 76 pour cent de la population en âge de travailler, contre à peine 68 pour cent pour la France. Ces huit points d'écart dans la contribution à la production globale constituent un vraiment à gagner pour la création de richesse.

Aurélie Picosson: Si je comprends bien, la quantité de travail est plus faible en France qu'en Allemagne ou encore au Royaume-Uni. Que peut-on faire pour résoudre cet écart ?

Stéphanie Villers: L'économie française a besoin d'un accroissement du nombre total d'heures travaillé, ce qui induit une augmentation du taux d'activité. Augmenter la quantité d'heures travaillées, ça passe par deux options possibles. Soit, on allonge le temps de travail des personnes déjà en emploi, soit on augmente le nombre d'actifs. On sait bien que dans le contexte actuel qui est un contexte inflationniste et de tension sociale qui en découle, il semble peu opportun de creuser la voie de l'augmentation des heures travaillées. Il reste la deuxième option, augmenter le nombre d'actifs. Le problème est structurel. Il ne date pas d'aujourd'hui. À maintes reprises, des initiatives ont été lancées pour enrayer ce faible niveau d'emploi. Certaines ont réussi à porter leurs fruits. On pense au crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi, le CICE qui a réussi à redonner confiance aux entreprises. Il y a eu aussi les ordonnances Macron de 2017 qui ont créé un cadre plus flexible et ont permis des créations d'emploi plus élevées. Enfin, il y a eu le développement des contrats d'apprentissage qui permet d'accompagner les jeunes vers l'emploi.

Aurélie Picosson: Néanmoins, les fortes résistances constatées, notamment au niveau de la réforme des retraites, ont mis en exergue le malaise social autour de la valeur travail.

Stéphanie Villers: Oui. Selon l'étude workforce Hopes and Fears 2023 de PwC, on voit que si les conditions de travail se sont globalement améliorées depuis 2022, moins de la moitié des salariés interrogés sentent qu'ils peuvent être eux-mêmes au travail. Seulement 39 pour cent trouvent leur travail épanouissant. Par ailleurs, la surcharge de travail demeure une problématique persistante. Plus du quart des collaborateurs français reconnaissent avoir été confrontés à des charges de travail impossibles à gérer ces douze derniers mois. La génération Z et les milléniums, c'est-à-dire les plus jeunes, sont les plus susceptibles de rencontrer cette situation. Les principales raisons invoquées sont le manque de moyens, c'est-à-dire, pénurie de personnel et les délais intenables ou déraisonnables.

Aurélie Picosson: Ces résultats d'enquête montrent aussi une divergence de perception au niveau générationnel. Les jeunes semblent finalement plus insatisfaits que les seniors sur le marché du travail. Est-ce la bonne perception ?

Stéphanie Villers: La jeune génération semble plus inquiète, notamment concernant l'avenir de la planète. On observe que les plus jeunes, c'est-à-dire, les jeunes issus de la génération Z et les milléniums, ont été très tôt sensibilisés aux enjeux environnementaux, notamment grâce à l'enseignement qu'ils ont reçu en classe. L'école, en mêlant l'économie, le social et l'écologie, a contribué à former ces jeunes pour faire face à l'urgence des défis de demain. On en aperçoit les premiers effets. Ainsi, ces jeunes utilisent plus volontiers l'indice de développement humain, l'IDH que le produit intérieur brut. L'IDH complète ce dernier avec l'espérance de vie à la naissance et le niveau d'éducation. Même si cet indice a montré ses limites, il reste une première étape à la sensibilisation d'indicateurs multicritères plus proches de la réalité économique et sociale.

Stéphanie Villers: De même, les jeunes connaissent le gender development index, qui prend en compte les disparités liées au genre, soit les différences de situation de vie entre les hommes et les femmes. Ces notions acquises ouvrent de nouvelles perspectives, notamment à travers la prise en compte de critères sociaux et environnementaux de manière plus prégnante au sein de l'entreprise. Les orientations de ces jeunes, ceux qui ont baigné dans l'ère du numérique et qui en ont une compréhension intuitive, visent à utiliser pour la majorité le progrès technique pour rendre l'économie à la fois plus équitable et moins polluante.

Aurélie Picosson: La jeune génération aspirerait donc à rendre notre planète plus habitable et notre croissance plus responsable.

Stéphanie Villers: Oui, en quelque sorte. Néanmoins, il y a un autre courant qui a émergé, particulièrement parmi ces jeunes, qui porte l'Idée d'une croissance verte impliquant nécessairement un ralentissement économique. Ces partisans de la décroissance viennent contrarier la thématique actuelle portant sur le « Travailler plus pour gagner plus. Globalement, on observe deux courants opposés sur la valeur travail. Pour schématiser, le premier, qui trouve écho en particulier chez les baby-boomers et la génération X, considère que la quantité de travail est insuffisante et limite notre croissance potentielle. Ainsi, elle ne permet pas d'assurer la pérennité de notre système de protection sociale, ce qu'on a vu précédemment. Le second mouvement, majoritairement issu de la génération Z, avec ces partisans de la décroissance, souhaite a contrario explorer le détravail pour répondre à l'urgence climatique. C'est-à-dire, moins travailler pour moins polluer et ainsi, pour moins consommer, car on gagne moins d'argent.

Aurélie Picosson: Ces deux courants sont-ils vraiment irréconciliables ?

Stéphanie Villers: Pas forcément irréconciliable. Augmenter la quantité de travail n'implique pas obligatoirement de travailler plus, mais d'être plus nombreux à travailler. Il faut peut-être se tourner vers les inactifs et tenter, pour certains d'entre eux, à les inciter au retour à l'emploi. Parmi les personnes inactives au sens du BIT, c'est-à-dire du bureau international du travail, deux millions de personnes en France souhaitent un emploi sans être considérées au chômage parce qu'elles ne cherchent pas d'emploi ou ne sont pas disponibles. Elles constituent ce qu'on appelle le halo autour du chômage. Ce nombre croît. On note une augmentation significative de ce halo autour du chômage. Depuis 2008, il est passé de 1.400.000 de personnes à deux millions de personnes aujourd'hui. Si le retour en emploi de ces personnes semble indispensable pour accroître notre capacité de production, il reste que les modalités pour y parvenir ont jusqu'à présent manqué d'efficacité. Le besoin de formation et de mise à jour des compétences a bien été identifié, mais son application reste pour l'instant un vœu pieux.

Aurélie Picosson: Les partisans de la décroissance, eux, explorent une autre voie.

Stéphanie Villers: Eux, militent pour un changement de paradigme, avec comme fer de lance la sobriété économique. De plus en plus de jeunes notamment, même s'ils ne constituent pas encore une majorité, portent ainsi l'idée du détravail. En d'autres termes, il faut moins travailler pour moins consommer et, in fine, moins polluer. L'idée de départ du détravail, c'est de dire que plus le temps passé à travailler est élevé, plus il obligerait les individus à consommer massivement. Le postulat est que par manque de temps, ces derniers achètent davantage des plats cuisinés ou se font livrer, ou encore, remplacent les biens matériels abîmés ou altérés par des neufs sans avoir le temps de chercher à les réparer. Ce mécanisme s'installerait et développerait un phénomène de surconsommation.

Aurélie Picosson: Tu nous dis que le lien entre le temps de travail et la surconsommation est une fausse piste vers la sobriété. Explique-nous.

Stéphanie Villers: L'idée d'une durée de travail élevée qui déboucherait sur une surconsommation relève plus d'une appréciation que d'une réalité empirique. Car les données observées aboutissent à des conclusions inverses. En réalité, le temps de loisir est au contraire un moment où les dépenses progressent. Les congés annuels, par exemple, sont des périodes de soutien à la consommation. Les dépenses privées sont en général plus soutenues pendant les vacances d'été et les périodes de fêtes de fin d'année. Par ailleurs, les achats en ligne, même s'ils sont en pleine progression, ne représentent pour l'instant que 15 pour cent des achats réalisés. Il reste bien en deçà des dépenses en direct, c'est-à-dire en magasin. L'inertie dans les comportements de consommation laisse penser que les achats en direct resteront à moyen terme l'option privilégiée par les consommateurs.

Il faut rester prudent face aux diktats de la sobriété, qui lient le temps de travail à un risque de surconsommation. Regardons le contre-exemple allemand. Outre-Rhin, le temps de travail légal varie entre trente-huit et quarante heures par semaine. Il est donc supérieur à celui de la France. Nous, on est à trente-cinq heures. Pourtant, les Allemands sont de piètres consommateurs comparés aux français. Les Allemands ne dépensent pas, ils épargnent. Pourquoi ? Parce que c'est un pays vieillissant. La France, elle, a contrario, est un parfait exemple du pays qui travaille relativement peu, je mets ça entre guillemets, et qui consomme beaucoup.

Pourtant, la durée du travail annuel effective en France est plus faible qu'ailleurs. Selon les données d'Eurostat, cette durée a atteint 1680 heures pour les salariés à temps complet, soit la plus faible des pays de l'Union Européenne après la Suède. À l'inverse, on sait que le moteur de la croissance française, c'est la consommation des ménages qui représente plus de 60 pour cent du PIB. Ainsi, l'Allemagne et la France montrent bien l'absence de corrélation positive entre la durée du travail et le niveau de consommation.

Aurélie Picosson: Pour revenir sur le niveau de satisfaction des collaborateurs au travail, on voit que de nombreux salariés français dénoncent un manque de reconnaissance et une perte de sens. Que faut-il comprendre ?

Stéphanie Villers: Notre système néolibéral repose sur le progrès technique qui permet de stimuler la croissance sur le long terme. C'est important de le comprendre, car le modèle repose sur la capacité d'innovation des collaborateurs. Je m'explique. Les salariés apportent deux éléments essentiels à leur entreprise. D'une part, leur capacité de production pour assurer leur subsistance, d'autre part, leur capacité d'innovation génératrice de croissance supplémentaire. Rappelons que, pour Marx, le travail est une aliénation pour l'être humain. Néanmoins, en réalité, le travail peut être défini comme une manière d'agir sur le monde et de résoudre les problèmes qui nous font face. Pour reprendre les propos du sociologue spécialiste du travail Pierre-Michel Menger, la valeur travail dispose de facto de ces deux polarités, la routine et la créativité.

Stéphanie Villers: En d'autres termes, le travailleur offre sa force de travail pour des tâches routinières contre salaire, afin de subvenir à ses besoins. Cependant, il lui est nécessaire de le compléter par l'agir créatif, qui contribue à l'accomplissement de soi et à une forme de liberté individuelle. Il convient donc de tenir compte de ces deux composantes du travail, les tâches répétitives évoquées par Marx et la créativité de l'agir qui offre du sens au travail. Néanmoins, si le travail permet une forme d'accomplissement, il requiert en contrepartie l'acquisition de compétences et le besoin de se former tout au long de sa vie active. À l'heure où les robots vont remplacer les hommes dans les tâches répétitives et où l'intelligence artificielle permet d'augmenter les travailleurs en se substituant à eux dans de nombreuses activités, la nécessité d'accroître la valeur ajoutée de chacun d'entre eux à travers la formulation en continu devient une exigence incontournable.

Aurélie Picosson: Les résultats des études PwC sont assez rassurants dans ce domaine, n'est-ce pas ?

Stéphanie Villers: Oui. La vingt-sixième CEO Survey entre que 87 pour cent des dirigeants français font de la montée en compétence des collaborateurs leur investissement prioritaire, de 2023. L'étude Hopes and Fears observe que la moitié des collaborateurs, dont 60 pour cent de la génération Z, estime que leur entreprise met correctement à profit leurs compétences. De même, la moitié des collaborateurs s'estime confiant dans la capacité de leur entreprise à les aider dans leur développement futur.

Aurélie Picosson: Plus précisément, concernant l'IA, comment se positionnent les collaborateurs français ? Pressentent-ils ce progrès technologique comme une menace ou une opportunité ?

Stéphanie Villers: Si le déploiement technologique fait partie du top trois des priorités des dirigeants français et constitue indiscutablement un vecteur de croissance, les collaborateurs, eux, ne l'entendent pas de la même manière. Selon l'étude Hopes and Fears 2023, les Français, de façon plus marquée qu'au niveau international, s'interrogent de l'impact réel de l'intelligence artificielle sur emploi. Plus du quart estime que l'IA n'aura aucun incident sur leur emploi à l'horizon de cinq ans. Ils sont également plus mesurés quant aux aspects positifs que peut leur apporter l'IA dans leur travail. Ils ne représentent que 19 pour cent en France à penser que cela va améliorer leur efficacité, contre 31 pour cent à l'échelle internationale. Ils ne sont que 14 pour cent à considérer que l'IA va leur permettre d'accéder à de nouvelles opportunités professionnelles, contre 21 pour cent au niveau international.

Aurélie Picosson: Comment peut-on expliquer cette divergence entre les résultats français et ceux de l'international ?

Stéphanie Villers: Déjà, cette perception peut s'expliquer par le profil plus manuel du panel de répondants français en comparaison avec celui des répondants dans le monde. Ils sont 39 pour cent de répondants manuels au niveau français, contre 30 pour cent au niveau international. Néanmoins, à ce stade, nous pouvons formuler deux interprétations possibles. La première revient à considérer les Français moins éclairés que les autres pour percevoir les changements que va déclencher le déploiement de l'IA dans le secteur productif. La seconde pointe davantage une certaine clairvoyance dans la difficulté à se projeter dans le futur, compte tenu des données existantes qui ne peuvent pas rendre compte des hypothèses de demain. Il peut en effet être compliqué d'entrapercevoir à ce stade les transformations que va générer le recours plus massif à l'IA dans nos modes de production. D'autant plus que tous les métiers ne vont pas être affectés de la même manière.

Stéphanie Villers: Partant du postulat que les entreprises ne pourront se passer de leurs salariés pour acheter leurs produits, il est important de comprendre qu'elles vont avancer à tâtons avec des séquences d'ajustement plus ou moins rapides.

Aurélie Picosson: Si on fait un détour par la théorie économique, Schumpeter évoque une phase de destruction créatrice générée par une innovation. Peux-tu nous l'expliquer ?

Stéphanie Villers: L'IA, comme tout progrès technique majeur, va déclencher, comme le définit Schumpeter, une phase de destruction créatrice. Destruction, car certains métiers seront rendus obsolètes par cette nouvelle technologie et créatrice, car ils seront remplacés par des emplois à plus forte valeur ajoutée. Permettant ainsi, à moyen terme, d'offrir aux collaborateurs la perspective d'un travail plus impactant. Le système capitaliste repose sur notre capacité d'innovation. Le progrès technique induit donc le retrait des industries dites traditionnelles au profit des industries innovantes. Cependant, face aux incertitudes persistantes, il convient en amont de réglementer et de contrôler pour limiter les effets néfastes d'une innovation majeure qui devrait, on le sait, refonder drastiquement nos systèmes de fonctionnement et de production. Tout n'est pas bon dans le progrès technique. On se rappelle la crise des subprimes, qui avait été déclenchée par des produits financiers innovants, mais in fine, toxiques et qui avaient échappé à la réglementation.

Aurélie Picosson: Quoi qu'il en soit, l'IA reste un moteur de croissance prometteur.

Stéphanie Villers: Oui, mais le système éducatif actuel doit s'adapter et changer la façon dont il forme les jeunes. En délaissant l'accumulation de connaissances pour enseigner la maîtrise des technologies de traitement des connaissances comme l'IA, ainsi que la capacité à les faire évoluer. Pour conclure, l'étude Hopes and Fears 2023 observe que les dirigeants et les collaborateurs en France sont alignés sur le besoin de transformation de l'entreprise autour de ces aspirations. En effet, près d'un dirigeant sur deux et un collaborateur français sur quatre, estime nécessaire que l'entreprise repense son modèle économique, sous peine de disparaître à horizon de dix ans. Cette urgence est particulièrement forte au sein de la jeune génération. Ainsi, une collaboration constructive entre dirigeants et salariés pour construire le modèle de demain semble se mettre peu à peu en ordre de marche.

Aurélie Picosson: Merci beaucoup Stéphanie pour cet éclairage. Merci à tous pour votre écoute. Je vous donne rendez-vous en septembre pour le prochain décryptage. Retrouvez d'ici là, sur le site LetsgoFrance, les précédents numéros à lire ou à écouter.

"Au moment où l’IA redessine à vive allure les contours de nos capacités de production et où l’urgence climatique exige de produire autrement, la valeur travail est questionnée. La jeune génération aspire à des changements radicaux et réclame une transformation de notre modèle de production pour s’adapter aux limites planétaires, et non l’inverse...”

Pour faire face à ces nouveaux enjeux, des voix s’élèvent notamment parmi la jeune génération pour s’orienter vers de nouveaux modes de travail, voire le détravail. L’idée serait de moins travailler, pour moins consommer et in fine moins polluer.  Le postulat est que, par manque de temps, ces derniers achètent davantage des plats cuisinés, se font livrer ou encore remplacent leurs biens matériels abîmés ou altérés par des neufs sans avoir le temps de chercher à les réparer. Si cette solution constitue une piste à explorer, il convient néanmoins de la confronter à un raisonnement empirique. L’observation des données ne permet pas d’authentifier de corrélation positive entre la durée de travail et la consommation. La France est un parfait contre-exemple de la logique du détravail. Son modèle de croissance repose sur la consommation privée alors que les Français travaillent en moyenne moins que les salariés des autres pays occidentaux. C’est ainsi davantage une relation inverse qui s’observe. Les temps de loisirs permettent davantage de dépenses, les congés incarnant généralement un temps de consommation privilégiée.

Par ailleurs, l’étude Workforce Hopes and Fears 2023 montre que seulement 39% des salariés considèrent leur travail épanouissant. Nombreux sont ceux à dénoncer la perte de sens en emploi. Or, le travail se détermine comme un assemblage plus ou moins équilibré entre des tâches répétitives et un espace dédié à la créativité. L’enjeu aujourd’hui vise alors à exploiter davantage cet « agir créatif » qui donne du sens au travail. Deux pistes de développement doivent être explorées. 

  • Les compétences, qui constituent le socle de la valeur ajoutée de chaque travailleur, doivent être au centre des investissements des entreprises. On comprend aisément qu’il est indispensable d’acquérir une expertise et de la mettre à jour tout au long de sa carrière professionnelle.
    L’enquête de PwC note dans ce domaine une convergence de vue entre employeurs et salariés. En effet, les dirigeants français sont 87% à positionner la montée en compétences de leurs collaborateurs comme leur investissement prioritaires de 2023 (26e Global CEO Survey). Par ailleurs, un salarié sur deux s’estime confiant dans la capacité de son entreprise à l’aider à développer ses compétences (60% pour la génération Z). 

  • Il convient par ailleurs de miser sur les innovations technologiques, notamment à travers l’Intelligence artificielle (IA), qui va révolutionner la manière dont le travail est accompli, par exemple en se substituant pour réaliser les tâches routinières ou en aidant les collaborateurs à développer encore davantage leur expertise. 
    Mais, dans ce domaine, l’enquête Workforce Hopes and Fears 2023 montre que les Français ne se sentent que peu concernés par l’apport que pourrait leur apporter l’IA dans les cinq prochaines années. Pour les salariés, il semble en effet compliqué d’entrapercevoir à ce stade les transformations que va générer le recours plus massif à l’IA dans nos modes de production. D’autant que tous les métiers ne seront pas affectés de la même manière.
    Pourtant, l’IA constitue, à ce stade, un moteur de croissance prometteur qui risque dans un premier temps de faire basculer l’économie dans une phase de destruction créatrice, telle que l'économiste Joseph Schumpeter l’a définie : “destruction”, car certains métiers seront rendus obsolètes par cette nouvelle technologie ; “créatrice” car ils seront remplacés par des emplois à plus forte valeur ajoutée. Permettant à moyen terme d’offrir aux collaborateurs la perspective d’un travail plus impactant.

Quatre générations distinctes

infographie quatre générations distinctes

L’emploi progresse, le taux de chômage se stabilise…

Au premier trimestre 2023, l’emploi salarié a augmenté de 0,4%, soit une hausse de 92 400 emplois, après 55 400 emplois au trimestre précédent. Il est en hausse pour le neuvième trimestre consécutif. Depuis la fin 2019, ce sont près de 1,3 million d’emplois qui ont été créés, dont un tiers en contrats d’alternance. 

La hausse de l’emploi salarié au premier trimestre 2023 est surtout portée par l’emploi salarié privé, qui augmente de 0,4 % (86 800 emplois), après 0,2 % au quatrième trimestre 2022 (51 500 emplois). L’emploi salarié dans le secteur privé se place ainsi à 6,1% au-dessus de son niveau de fin 2019 (1,2 million d’emplois). L’emploi salarié dans la fonction publique reste quant à lui à un niveau quasi stable sur le trimestre. Depuis la période d’avant crise, ce sont 62 700 emplois qui ont été créés dans le secteur public.

augmentation de l'emploi

Evolution de l’emploi salarié
En milliers, données CVS en fin de trimestre

  Evolution sur 3 mois Evolution depuis fin 2019 Evolution sur un an Niveau  

 

2022
T4
2023
T1
2023
T1
2023
T1
2023
T1
 

Agriculture

12,4

0,3

15,9

0,4

316,2

 

Industrie

8,9

8,2

58,7

39,7

3245,3

 

  dont industrie manufacturière

6,2

6,6

40,8

31,5

2842,2

 

Construction

2,6

-1,5

115,5

6,6

1593,1

 

Tertiaire marchand

24,2

70,2

904,2

272,5

13465,1

 

Intérim*

1,5

-18,1

17,9

-17,9

793,3

 

hors intérim

22,7

88,3

886,4

290,5

12671,9

 

Tertiaire non marchand

7,4

15,2

177,2

31,1

8451,7

 

Ensemble

55,4

92,4

1271,5

350,3

27071,5

 

Privé

51,5

86,8

1208,8

343,0

21144,5

 

Fonction publique

4,0

5,6

62,7

7,3

5927,0

 
* Les intérimaires sont comptabilisés dans le secteur tertiaire quel que soit le secteur dans lequel ils effectuent leur mission
Lecture : au premier trimestre 2023, les créations nettes d’emploi salarié dans le tertiaire marchand sont de 70 200 par rapport au trimestre précédent
Champ : France (hors Mayotte)
Source : Insee, Estimations d’emploi ; estimations trimestrielle Urssaf, Dares, Insee
 

Au premier trimestre 2023, le chômage touche 2,2 millions de personnes. Le taux de chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) est ainsi stable à 7,1 % de la population active en France (hors Mayotte). Il est ainsi inférieur de 0,3 point à son niveau du premier trimestre 2022 et de 3,4 points à son pic de mi-2015.

La France vit un paradoxe. Le taux de chômage reste à un niveau élevé comparé à celui des grandes puissances occidentales mais les entreprises françaises font, comme leurs partenaires étrangers, face à des pénuries de main-d'œuvre.  Selon la Banque de France, plus d’une entreprise sur deux rencontrent des difficultés de recrutement. Tous ces facteurs se traduisent par un taux d’emploi plus faible que chez nos principaux concurrents économiques. En Allemagne ou au Royaume-Uni, le taux d’emploi se situe à 76% de la population en âge de travailler, contre à peine 68% pour la France. Ces huit points d’écart dans la contribution à la production globale constituent un manque à gagner prégnant pour l’ensemble de la création de richesse. 

Revenons au défi macroéconomique de la quantité de travail. L’économie française a besoin d’un accroissement du nombre total d’heures travaillées qui induit une augmentation du taux d’activité. Augmenter la quantité d’heures travaillées passe par deux options possibles : allonger le temps de travail des personnes déjà en emploi ou accroître le nombre d’actifs.

"L’économie française a besoin d’un accroissement du nombre total d’heures travaillées. Deux options possibles : allonger le temps de travail des personnes déjà en emploi ou accroître le nombre d’actifs."

… mais la quantité de travail doit augmenter

Dans le contexte inflationniste et de tensions sociales qui en découlent, il semble peu opportun de creuser la voie de l’augmentation des heures travaillées. Il reste donc la deuxième option, augmenter le nombre d’actifs. Pour que la France atteigne une proportion de personnes en emploi équivalente à celle de ses partenaires, il convient d’explorer cette piste.

Le problème est structurel. Il ne date pas d’aujourd’hui. À maintes reprises, des initiatives ont été lancées pour enrayer ce faible niveau d’emploi. Certaines ont réussi à porter leurs fruits. On pense au crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), qui a réussi à redonner confiance aux entreprises, ainsi qu’aux ordonnances Macron de 2017, qui ont créé un cadre plus flexible et plus adapté à la volatilité économique et ont permis des créations d’emplois plus élevées, sans oublier le recours plus massif aux contrats d’apprentissage, qui permet d’accompagner les jeunes vers l’emploi. 

Repousser l’âge de départ à la retraite est un autre facteur d’augmentation du nombre d'actifs. Néanmoins, les fortes résistances constatées notamment au moment de la réforme des retraites ont mis en exergue le malaise social autour de la valeur travail. Ainsi, selon l’étude Workforce Hopes and Fears 2023 de PwC, si les conditions de travail se sont globalement améliorées depuis 2022, moins de la moitié (45%) des salariés interrogés sentent qu’ils peuvent être eux-mêmes au travail et seulement 39% trouvent leur travail épanouissant. Par ailleurs, la surcharge de travail demeure une problématique persistante. Plus du quart (27%) des collaborateurs français reconnaissent avoir été confrontés à des charges de travail impossibles à gérer ces 12 derniers mois. La génération Z (36%) et les Millennials (29%) sont les plus susceptibles de rencontrer cette situation. Les principales raisons invoquées sont le manque de moyens (pénurie de personnel) et les délais intenables ou déraisonnables.

chiffre clé salariés

Ce mécontentement persistant au sein de la population active a incité le gouvernement à porter son attention sur le problème global de l’emploi. Un premier rapport des Assises du travail a été remis au ministère du Travail, du Plein Emploi et de l’Insertion en avril 2023. Celui-ci vise à façonner la future loi Travail afin de « reconsidérer le travail » et de « restaurer la confiance ». Il repose autour de quatre axes principaux :

  • Gagner la bataille de la confiance par une révolution des pratiques managériales et en associant davantage les travailleurs ;

  • Adapter les organisations du travail, favoriser les équilibres des temps de vie et accompagner les transitions pour les travailleurs ;

  • Assurer aux travailleurs des droits effectifs et portables tout au long de leur parcours professionnel ;

  • Préserver la santé physique et mentale des travailleurs, un enjeu de performance et de responsabilité pour les organisations.

chiffre clé salariés

Le travail au cœur d’une nouvelle confrontation intergénérationnelle ?

Les avancées en matière de développement durable et social reposent en partie sur les aspirations des plus jeunes (génération Z et Millennials), sensibilisées très tôt aux enjeux environnementaux. Notons le rôle essentiel de l’enseignement : en orientant les thématiques en classe mêlant l’économie, le social et l’écologie, l’école a contribué à former ces jeunes pour faire face à l’urgence des défis de demain. On en aperçoit les premiers effets. 

Significativement, ces jeunes utilisent ainsi plus volontiers l’indice de développement humain (IDH) du PNUD que le produit intérieur brut (PIB). L’IDH complète ce dernier avec l’espérance de vie à la naissance et le niveau d’éducation. Même si cet indice a montré ses limites, il reste une première étape à la sensibilisation d’indicateurs multicritères plus proches de la réalité économique et sociale. De même, les jeunes connaissent le Gender Development Index (GDI), qui prend en compte les disparités liées au genre, soit les différences de situation de vie entre les hommes et les femmes. 

Ces notions acquises ouvrent de nouvelles perspectives, notamment à travers la prise en compte de critères sociaux et environnementaux de manière plus prégnante au sein de l’entreprise. Les orientations de ces générations, celles qui ont baigné dans l’ère du numérique et qui en ont une compréhension intuitive, visent à utiliser pour la majorité le progrès technique pour rendre l’économie plus équitable et moins polluante. Néanmoins, un autre courant a émergé et porte l’idée d’une croissance verte impliquant nécessairement un ralentissement économique. Ces partisans de la décroissance viennent contrarier la thématique actuelle portant sur le « travailler plus pour gagner plus ».

Globalement, on peut observer deux courants opposés sur la valeur travail. Pour schématiser :

  • Le premier, qui trouve écho en particulier chez les baby boomers et la génération X, considère qu’une quantité de travail insuffisante limite notre croissance potentielle et ne permet pas d’assurer la pérennité de notre système de protection sociale (ce que développe le chapitre précédent, impliquant que la quantité de travail doit augmenter). 

  • Le second, majoritairement issu de la génération Z, avec ses partisans de la décroissance, souhaite a contrario explorer le détravail pour répondre à l’urgence climatique (or, nous démontrons plus loin que le lien parfois avancé entre temps de travail et surconsommation est un leurre pour atteindre la sobriété).

Ces deux courants de pensée ne sont pas nécessairement irréconciliables. Augmenter la quantité de travail n’implique pas nécessairement de travailler plus mais d’être plus nombreux à travailler.

Le difficile retour à l’emploi des inactifs

Dans ce contexte, il faut peut-être se tourner vers les inactifs et tenter pour certains d’entre eux de les inciter au retour à l’emploi. Parmi les personnes inactives au sens du BIT, deux millions de personnes souhaitent un emploi sans être considérées au chômage parce qu’elles ne recherchent pas d’emploi ou ne sont pas disponibles : elles constituent le halo autour du chômage. Ce nombre croît de nouveau sur le premier trimestre 2023 (+62 000, après +49 000 au trimestre précédent). On note une augmentation significative de ce halo autour du chômage depuis 2008, passant de 1,4 millions à 2 millions de personnes.

Halo autour du chômage

Si le retour en emploi de ces personnes semble indispensable pour accroître notre capacité de production, il reste que les modalités pour y parvenir ont jusqu’à présent manqué d’efficacité. Le besoin de formation et de mise à jour des compétences a bien été identifié mais son application reste pour l’instant un vœu pieux.

“Dans un contexte de difficile retour à l’emploi des inactifs, les partisans de la décroissance militent pour un changement de paradigme, avec comme fer de lance la sobriété économique.”

Dans ce contexte, les partisans de la décroissance militent pour un changement de paradigme, avec comme fer de lance la sobriété économique - un terme qui englobe toutes les formes de sobriété à visée environnementale : sobriété énergétique, numérique, matérielle.... De plus en plus de jeunes notamment, même s’ils ne constituent pas une majorité, portent ainsi l’idée du détravail. En d’autres termes, il faut moins travailler pour moins consommer et in fine moins polluer. 

Une nouvelle corrélation a été établie notamment par Céline Marty, chercheuse en philosophie du travail et auteure de « Travailler moins pour vivre mieux », entre la durée de travail et le niveau de dépenses. Ainsi, plus le temps passé à travailler est élevé, plus il obligerait les individus à consommer massivement. Le postulat est que, par manque de temps, ces derniers achètent davantage des plats cuisinés, se font livrer ou encore remplacent leurs biens matériels abîmés ou altérés par des neufs sans avoir le temps de chercher à les réparer. Par ce mécanisme s’installerait un phénomène de surconsommation.

Lien entre temps de travail et surconsommation : fausse piste vers la sobriété

Néanmoins, l’idée qu’une durée de travail élevée déboucherait sur une surconsommation relève davantage d’une appréciation que d’une réalité empirique. Il convient d’opposer à cette aspiration au détravail pour cesser de surexploiter la planète les données observées. En réalité, le temps de loisir est au contraire un moment où les dépenses progressent. 

  • Les congés annuels sont des périodes de soutien à la consommation. Les dépenses privées sont en général plus soutenues pendant les vacances d’été et les périodes de fêtes de fin d’année. 

  • Par ailleurs, les achats en ligne, même s’ils sont en pleine progression, ne représentent pour l’instant que 15% des achats réalisés. Ils restent bien en deçà des dépenses en direct, c’est-à-dire en magasin. L’inertie dans les comportements de consommation laisse penser que ces derniers resteront à moyen terme l’option privilégiée par les consommateurs. 

Il faut rester prudent face au diktat de la sobriété qui lie le temps de travail à un risque de surconsommation. Regardons le contre-exemple allemand. Outre-Rhin, le temps de travail légal varie entre 38 et 40 heures par semaine. Il est donc supérieur à celui de la France. Pourtant, les Allemands sont de piètres consommateurs comparés aux Français. Leur modèle de croissance repose sur les exportations. Les Allemands ne dépensent pas, ils épargnent. Cette différence peut s’expliquer par une déformation de leur courbe démographique. Leur taux de fécondité est faible. À 1.5 enfant par femme contre 1.8 en France, c’est un pays vieillissant. Ainsi, le lien entre durée de travail et consommation se révèle erroné dans le cas allemand. 

La France est, a contrario, un parfait exemple d’un pays qui travaille relativement peu et qui consomme beaucoup. Ainsi, la durée de travail annuelle effective en France est plus faible qu’ailleurs. Selon les données de l’enquête sur les Forces de travail d’Eurostat, cette durée a atteint 1 680 heures pour les salariés à temps complet, soit la plus faible des pays de l’UE, après la Suède. À l'inverse, le moteur de la croissance française reste la consommation des ménages, qui représente plus de 60% du PIB. L’Allemagne et la France montrent bien l’absence de corrélation positive entre la durée de travail et le niveau de consommation.

“En France et en Allemagne, le lien entre durée de travail et consommation se révèle erroné : les Français travaillent relativement peu et consomment beaucoup, les Allemands travaillent plus et préfèrent épargner.”

L’indispensable développement de l’ “agir créatif” à travers l’acquisition de compétences

Nombreux sont les salariés à dénoncer un manque de reconnaissance et une perte de sens au travail. Or, notre modèle néolibéral repose sur le progrès technique qui permet de stimuler la croissance sur le long terme. Ainsi, les collaborateurs apportent à la fois leur capacité de production (pour assurer leur subsistance) et leur capacité d’innovation génératrice de croissance supplémentaire (mais aussi pour s’accomplir). 

Selon la pensée de Marx, le travail est une aliénation pour l’être humain. Le travail peut néanmoins être défini comme une manière d’agir sur le monde et de résoudre les problèmes qui nous font face. Pour reprendre les propos du sociologue, spécialiste du travail Pierre-Michel Menger, la valeur travail dispose, de facto, de ces deux polarités, la routine et la créativité. En d’autres termes, le travailleur offre sa force de travail pour des tâches routinières contre salaire afin de subvenir à ses besoins. Mais il lui est nécessaire de le compléter par « l’agir créatif », qui contribue à l’accomplissement de soi et à une forme de liberté individuelle. Il convient ainsi de tenir compte de ces deux composantes du travail, les tâches répétitives évoquées par Marx et la créativité de l’agir qui offre du sens au travail.

"Selon le sociologue Pierre-Michel Menger, la valeur travail dispose de deux polarités, la routine et la créativité. Le travailleur, qui accomplit des tâches routinières contre salaire pour subvenir à ses besoins, recherche aussi « l’agir créatif » pour l’accomplissement de soi et une forme de liberté individuelle."

Chiffre clé

À l'inverse, comme l’évoque Pierre-Michel Menger, la passivité de la consommation ne permet pas de satisfaire le besoin créateur. Ainsi, se pose la question des revenus de subsistance sans contrepartie. La réforme actuelle du revenu de solidarité active (RSA) vise à mettre en place un engagement d’activité minimum ou de formation pour permettre aux bénéficiaires de (re)trouver le chemin de l’emploi. Pour autant, certains freins (tels que des problèmes de santé ou de désocialisation) retardent le retour sur le marché du travail sans accompagnements spécifiques nécessitant des investissements sur le très long terme.

Plus globalement, si le travail permet une forme d’accomplissement, il requiert en contrepartie l’acquisition de compétences et la nécessité de se former tout au long de sa vie active. A l’heure où les robots vont remplacer les hommes dans les tâches répétitives et où l’intelligence artificielle permet « d’augmenter » les travailleurs en se substituant à eux dans de nombreuses activités, la nécessité d’accroître la valeur ajoutée de chacun d’entre eux à travers la formation en continu devient une exigence incontournable.

chiffre clé

Selon l’étude Workforce Hopes and Fears 2023, les salariés français accordent la priorité aux soft skills. Ils sont 38% à être confiants dans la capacité de leur employeur à leur offrir la possibilité de développer leurs compétences, dans le domaine de l’écologie notamment.  Mais ils ne sont que 29% à considérer que ces compétences constituent une priorité pour leur carrière dans les cinq prochaines années. Sans surprise, l’enquête observe que la génération Z et les Millennials sont plus nombreux à intégrer les priorités environnementales. Ils sont respectivement 35% et 32% à considérer ces expertises nécessaires, contre 26% pour la génération X et 22% pour les baby boomers.

“La génération Z et les Millennials sont plus nombreux à intégrer les priorités environnementales, selon l’enquête Workforce Hopes and Fears de PwC. Ils sont respectivement 35% et 32% à considérer ces expertises nécessaires, contre 26% pour la génération X et 22% pour les baby boomers.”

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L’IA, une menace très théorique pour les collaborateurs français

Si le déploiement technologique fait partie du top 3 des priorités des dirigeants français (26e Global CEO Survey) et est indiscutablement un accélérateur et vecteur de croissance, les collaborateurs ne l’entendent pas de la même manière. En effet, selon l’étude Workforce Hopes and Fears 2023, les collaborateurs français, de façon plus marquée qu’au plan international, s’interrogent en effet de l’impact de l’IA sur leur emploi. Plus du quart (27%) estiment que l’IA n’aura aucun impact sur leur emploi à horizon de cinq ans.

Les collaborateurs interrogés en France sont également plus mesurés quant aux aspects positifs que peut leur apporter l’IA dans leur travail : améliorer leur efficacité (19% en France contre 31% à l’échelle internationale), acquérir de nouvelles compétences (17% contre 27%) ou accéder à de nouvelles opportunités professionnelles (14% contre 21%). Cette perception peut s’expliquer par le profil plus manuel du panel de répondants français en comparaison de celui des répondants dans le monde (39% contre 30%). 

Pour autant, nous pouvons formuler deux interprétations possibles. La première revient à considérer les Français moins éclairés que les autres pour percevoir les changements que va déclencher le déploiement de l’IA dans le secteur productif. La seconde pointe davantage une certaine clairvoyance dans la difficulté à se projeter dans le futur compte tenu des données existantes, qui ne peuvent rendre compte des hypothèses de demain. Il peut en effet être compliqué d’entrapercevoir à ce stade les transformations que va générer le recours plus massif à l’IA dans nos modes de production. D’autant que tous les métiers ne seront pas affectés de la même manière. Partant du postulat que les entreprises ne pourront se passer de leurs salariés pour acheter leurs produits, elles vont alors avancer à tâtons, avec des séquences d’ajustement plus ou moins rapides.

“L’IA va déclencher une phase de destruction créatrice. Dans notre système capitaliste, le progrès technique induit le retrait des industries traditionnelles au profit des industries innovantes. Les anciens emplois laissent place à de nouveaux jobs, et cette montée en compétences rehausse de facto la productivité.”

L’IA va ainsi déclencher une phase de destruction créatrice telle que définie par Schumpeter. Le système capitaliste repose sur notre capacité d’innovation. Le progrès technique induit le retrait des industries dites traditionnelles au profit des industries innovantes. Dans ce processus, les anciens emplois rendus, obsolètes par les nouvelles technologies, disparaissent laissant place à de nouveaux jobs associant une montée en gamme des compétences qui permet, de facto, une hausse de la productivité.

Face aux incertitudes persistantes, il convient, en amont, de réglementer et de contrôler pour limiter les effets néfastes d’une innovation majeure qui devrait refonder drastiquement nos systèmes de fonctionnement et de production. Tout n’est pas bon dans le progrès technique. On se rappelle la crise des subprimes, qui avait été déclenchée par des produits financiers innovants mais in fine toxiques et qui avaient échappé à la réglementation. 

Quoiqu’il en soit, l’IA reste un moteur de croissance prometteur où il conviendra d’y associer l’indispensable besoin de mettre à jour et de développer ses compétences. Les contours d’un nouveau modèle qui se dessine autour du « travailleur augmenté » doivent rester le fil conducteur de cette innovation.  

Par ailleurs, le système éducatif actuel doit s’adapter et changer la façon dont il forme les jeunes, délaissant l’accumulation de connaissances pour enseigner la maîtrise des technologies de traitement des connaissances comme l’IA ainsi que la capacité à les faire évoluer.

Une opportunité pour construire ensemble un nouveau modèle d’entreprise « à la française »

Pour Philippe d’Iribarne, directeur de recherche au CNRS et auteur de « Le Grand déclassement. Pourquoi les Français n'aiment pas leur travail », ”tous les pays marqués par l’idéal de liberté et d’égalité porté par les Lumières se sont trouvés face à une question redoutable : comment concilier la condition de travailleur salarié, dépendant d’un patron, soumis à son autorité, tenu de se plier aux volonté d’un client, et la position de citoyen libre, égal à tous ses concitoyens d’une société démocratique ”. 

Le slogan de mai 68, « ne pas perdre sa vie à la gagner », a trouvé une résonance toute particulière depuis la période de Covid-19 et de confinement. De nombreux jeunes fraîchement diplômés de grandes écoles ont décidé de s’orienter vers des métiers dits manuels (fleuristes, ébénistes, agriculteurs, etc.) ou vers des entreprises de moins de 50 salariés. Ce phénomène, impensable il y a encore quelques années, oblige les entreprises à se positionner autrement et à intégrer cette dimension spécifiquement française construite autour de cette exigence de liberté. La quête de sens passe par la fierté de son métier davantage que par la fonction. Aujourd’hui, les exigences se concentrent par ailleurs sur la nécessité d’adapter l’entreprise aux nouvelles exigences environnementales, sociales ou encore technologiques.

“La quête de sens passe par la fierté de son métier davantage que par la fonction. Aujourd’hui, les exigences se concentrent par ailleurs sur la nécessité d’adapter l’entreprise aux nouvelles exigences environnementales, sociales ou encore technologiques.”

Or, l’étude Workforce Hopes and Fears observe que les dirigeants et les collaborateurs en France sont alignés sur le besoin de transformation de l'entreprise autour de ces aspirations. En effet, près d’un dirigeant français sur deux et un collaborateur français sur quatre estiment nécessaire que l’entreprise repense son modèle économique sous peine de disparaître à horizon de 10 ans. Cette urgence est particulièrement forte au sein de la jeune génération. Ainsi, une collaboration constructive entre dirigeants et salariés pour construire le modèle de demain semble se mettre peu à peu en ordre de marche.

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Marion de Lasteyrie

Marion de Lasteyrie

Directrice Relations Extérieures et Communication, PwC France et Maghreb

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