Or, les trois décennies précédant l’an, 2000 ont connu leur lot de soubresauts économiques. La poussée inflationniste déclenchée par les deux chocs pétroliers (1974 - 1978) n’a pas été sans conséquences économiques, avec la montée du chômage et une croissance en berne. Cette inflation galopante a conduit ensuite à une politique de désinflation compétitive pour intégrer la nouvelle zone monétaire et sa monnaie unique, l’euro. Bien que les craintes inflationnistes et les mesures visant à contraindre la hausse des prix ont déclenché de fortes fluctuations du moral des ménages au cours de cette période, celui-ci est resté globalement positif.
En revanche, au cours des deux dernières décennies, la France s’est enfoncée dans un mal-être croissant qui s’est amplifié avec le temps. Il est vrai que l’économie française n’a pas été épargnée non plus : éclatement de la bulle Internet, craintes persistantes liées au chômage, deux crises financières successives (subprimes et dettes souveraines), suivies d’un choc sanitaire mondial et d’une crise énergétique. Pourtant, à l’exception notable du chômage de masse, qui a longtemps été une spécificité française, l’ensemble des autres pays de l’OCDE ont également traversé ces turbulences financières et économiques. L'impact négatif de ces chocs sur le moral semble avoir été moins prononcé dans les autres pays.
Pourtant durant ces deux périodes, les revenus des Français ont régulièrement progressé. Depuis 1970, les calculs de l’INSEE montrent que les niveaux de vie médian et moyen ont augmenté respectivement de 0,8% et 0,7% par an en moyenne entre 1979 et 1990. Puis, avec la reprise économique de la fin des années 1990, le niveau de vie a progressé à nouveau fortement : 2,1% par an entre 1997 et 2002 pour le niveau de vie médian et 2,5% pour le niveau de vie moyen. Sur une plus longue période, à périmètre constant de revenus (hors revenus financiers et prestations non couvertes avant 1996), le niveau d’inégalité en 2018 est comparable à celui de 1979, avec un indice de Gini de 0,293.
L’insatisfaction des Français ne peut être réduite à une simple question de richesse. En effet, comme l’illustre le paradoxe d’Easterlin, l’augmentation des revenus au-delà d'un certain seuil n'entraîne pas systématiquement une hausse du bien-être individuel. Ce phénomène souligne l'importance de se tourner vers des déterminants plus profonds, ancrés dans la psychologie des agents économiques. Parmi ceux-ci, la confiance joue un rôle central.
Les économistes Pierre Cahuc et Yann Algan ont démontré dans Inherited Trust and Growth (2009) que les Français pourraient augmenter leurs revenus de 5% s'ils se faisaient davantage confiance, comme c’est le cas, par exemple, en Suède. Les auteurs mettent ainsi en lumière un des freins structurels qui bloque l’économie française : la défiance systémique dans les relations économiques et sociales. Cette défiance ne se limite pas aux interactions économiques, mais imprègne profondément le tissu social, inhibant la coopération et l’émergence d’un capital social propice à la croissance.
La thèse de ces économistes est que, dès l’enfance, cette défiance est cultivée par un système éducatif perçu comme trop vertical, élitiste et compétitif, renforçant chez les individus un sentiment d'isolement et de méfiance vis-à-vis de leurs pairs. Dans le monde professionnel, ce schéma se poursuit, avec des structures hiérarchisées qui étouffent l'initiative, la coopération et la confiance mutuelle, éléments pourtant cruciaux pour favoriser une économie plus dynamique et inclusive.
La psychologie des agents économiques révèle ici son influence déterminante : une méfiance généralisée crée un environnement dans lequel les interactions sont coûteuses, incertaines et souvent conflictuelles. Cette défiance, ancrée dans les comportements, limite la fluidité des échanges, entrave l'innovation et freine l’efficacité collective.
Ainsi, le bien-être économique ne peut être dissocié de la confiance, cette ressource immatérielle mais essentielle, qui façonne les décisions des ménages, des entreprises et des institutions. Pour rompre ce cycle, il est nécessaire de repenser en profondeur les dynamiques sociales et éducatives, afin de permettre aux agents économiques de se projeter dans un cadre plus coopératif et moins conflictuel.