Décryptage économique #15 - Juillet 2024

Productivité en berne : la France doit-elle s’inquiéter ?

Personnes devant des rouleaux
  • Publication
  • 11 juil. 2024

Le pouvoir d’achat demeure la première préoccupation des Français. La poussée inflationniste apparue à partir de 2021 a globalement détérioré les capacités de consommation des ménages. Des mesures ont été prises pour limiter l'impact, notamment le bouclier tarifaire et l’indexation des retraites sur l’indice général des prix. Bien que les hausses de salaires aient tardé, elles commencent à rattraper l’inflation.

 

Néanmoins, l’augmentation salariale passe par des gains de productivité, qui se réalisent lorsque le même niveau de ressources permet de produire davantage. En d'autres termes, produire plus avec les mêmes ressources conduit à des hausses de salaires et, par conséquent, à une amélioration du pouvoir d’achat.

 

Cependant, l’Europe affiche une productivité en berne, tandis qu’aux États-Unis, celle-ci progresse et assure une croissance enviable. Selon l’OFCE, les gains de productivité ont augmenté depuis 2010 de 1,5% par an pour l’économie américaine, contre seulement 0,8% par an au sein de l’Union européenne. Le progrès technique est le principal moteur de ces gains. Le retard de l'Europe s'explique en partie par un manque d'investissement dans les nouvelles technologies, tandis que les Américains ont massivement misé sur l'innovation en la finançant. En France, la situation est encore plus préoccupante, la productivité du travail s’étant dégradée plus rapidement que dans les autres pays européens.

 

Comment se calcule la productivité ? 

En économie, la productivité est définie comme le rapport, en volume, entre une production et les ressources mises en œuvre pour l'obtenir.

La production désigne les biens et/ou les services produits. Les ressources mises en œuvre, dénommées aussi facteurs de production, désignent le travail, le capital technique (installations, machines, outillages...), les capitaux engagés, les consommations intermédiaires (matières premières, énergie, transport...), ainsi que des facteurs moins faciles à appréhender bien qu'extrêmement importants, tel le savoir-faire accumulé.

Quels sont les types de productivité ?

La productivité peut aussi être calculée par rapport à un seul type de ressources, le travail ou le capital. On parle alors de productivité apparente. Une mesure couramment utilisée est celle de productivité apparente du travail. On peut également calculer une productivité apparente du capital.

Source : INSEE

 

La productivité française se dégrade

La dégradation de l’efficacité des facteurs de production devient une des inquiétudes majeures en France.

Selon la Banque de France, depuis 2019, la productivité du travail en France a chuté de 8,5% par rapport à sa tendance pré-covid alors que la baisse moyenne de la productivité par tête dans les secteurs marchands de la zone euro n'a été que de 2,5%.

-8.5%

Baisse de la productivité du travail en France par rapport à sa tendance pré-covid

Durant les dernières décennies, la France s’est distinguée par une productivité élevée, permettant à ses travailleurs de produire davantage en moins de temps. Les Français se targuaient de disposer d’une des meilleures productivités au monde. Leur fierté ne s’arrêtait pas là. Ils se vantaient, par exemple, de l’efficacité de leur système de santé considéré comme un modèle. 

Ces deux atouts ont été mis à mal depuis la crise du Covid-19. Les services hospitaliers ont été dépassés par l'épidémie faute de personnel et de moyens suffisants, puis les résultats économiques ont été décevants malgré une progression de l'emploi. Ainsi, rappelons qu’en économie ce qui est valable à un instant t n’est pas pour autant immuable. Les avancées technologiques et les moyens mis en œuvre qui passent par la formation restent essentiels pour garantir la pérennité et l’efficacité d’un système. 

D’après une enquête menée par la Banque de France en 2023, les entreprises industrielles indiquent que l’amélioration de la productivité passe par une plus grande adéquation entre la main-d’œuvre et leur besoin, nécessitant des formations supplémentaires, ainsi que par des investissements plus massifs dans des équipements plus performants. La pénurie de main-d’œuvre qualifiée au sortir de la crise Covid associée à un manque de capacité financière ont freiné la productivité de l’industrie en France.

“Les entreprises industrielles indiquent que l’amélioration de la productivité passe par une plus grande adéquation entre la main-d’œuvre et leur besoin, ainsi que par des investissements massifs dans des équipements performants.”

Crise sanitaire et conséquences sur l’emploi des salariés

Des facteurs dits temporaires viennent expliquer la baisse tendancielle de notre productivité.

Dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre, certains secteurs ont fait le choix de conserver leurs effectifs durant les phases plus creuses pour pouvoir répondre à la demande au moment du rebond de l’activité. Quatre secteurs en particulier ont opté pour des rétentions potentielles de main-d’œuvre : la fabrication de matériel de transport, la construction, l’hébergement-restauration et l’information-communication.

Ainsi, la Banque de France observe un recul de 19,6% de la productivité du travail par tête par rapport à son niveau d’avant crise Covid dans le secteur des matériels de transports, et de 14,5% dans la construction. A contrario, la baisse a été moins marquée dans les services marchands, à -2,1%. Aujourd’hui, un ajustement progressif est constaté avec la résorption des rétentions de main-d’œuvre dans ces secteurs. Cela laisse penser que le retour à un niveau de pré-crise pourrait être atteint d’ici 2026.

Par ailleurs, les entreprises peu performantes, souvent qualifiées d’entreprises "zombies", qui ont été maintenues artificiellement en vie pendant la crise sanitaire grâce aux prêts garantis par l'État (PGE) et autres soutiens publics, ont conservé leurs effectifs. Cela a freiné la réallocation de ces ressources humaines vers des entreprises plus productives. Cependant, avec le retour des défaillances d'entreprises à leur niveau d'avant-crise, ce facteur de moindre performance en termes de productivité tend à disparaître.

En outre, le taux d'emploi des moins qualifiés et des seniors a également augmenté ces dernières années, en raison notamment de la forte reprise observée juste après la crise sanitaire. Bien que le retour sur le marché de l'emploi de ces catégories, parmi les plus touchées par le chômage, constitue une excellente nouvelle pour l'activité économique, il reste néanmoins défavorable à la productivité moyenne du travail.

Ainsi, la baisse de la productivité en France reflète en contrepartie une amélioration du marché du travail. Le taux de chômage a reculé, passant de 8,5 % à 7,5% en cinq ans, avec la création de 1,3 million d'emplois. La baisse de la productivité indique donc une dynamique de création d'emplois plus rapide que la progression du PIB. L’accroissement du nombre de travailleurs explique donc en partie le recul de notre efficacité à produire. Nous sommes plus nombreux au travail pour produire la même chose.

“La baisse de la productivité en France reflète en contrepartie une amélioration du marché du travail. Le taux de chômage a reculé, passant de 8,5 % à 7,5% en cinq ans.”

L’apprentissage : un mal pour un bien sur la productivité

La baisse de la productivité reste en France multifactorielle et ne peut se réduire à une seule explication. 

Néanmoins, un fait marquant distingue la France des autres pays européens : le recours massif aux contrats d’apprentissage à partir de 2020. Cette mesure phare a soutenu l’entrée des jeunes sur le marché du travail. Selon la DARES, 852 000 contrats d’apprentissage ont été initiés en 2023 dans les secteurs privé et public, représentant une augmentation de 2% par rapport à 2022. Au total, 1 020 000 contrats d’apprentissage étaient en vigueur au 31 décembre 2023.

1 million

de contrats d’apprentissage en vigueur au 31 décembre 2023

À l’instar de l’Allemagne, qui a su faciliter l’insertion des jeunes sur le marché du travail par les contrats d’alternance, la France a pu développer et entériner le recours à ce type de contrats. Alors que, pendant des années, l’apprentissage demeurait mal perçu et cantonné aux métiers manuels, aujourd’hui les alternants sont devenus une main-d’œuvre recherchée par les entreprises et les étudiants intègrent désormais l’alternance dans leur cursus. 

Les apprentis, qui sont considérés comme salariés alors que les stagiaires ont un statut d’étudiants, viennent gonfler les rangs des travailleurs et donc le taux d’emploi au niveau national. Néanmoins, ils ne peuvent prétendre avoir la même productivité que les salariés disposant déjà d’une expérience. Ainsi, le recours à l’alternance induit des changements dans la composition de la main-d’œuvre débouchant sur une baisse temporaire de la productivité apparente du travail. 

Ce recul de productivité restera transitoire, car les nouveaux entrants vont monter en compétences au fur et à mesure de leur formation, atteignant ainsi le même niveau de productivité que les autres travailleurs. Cette baisse de productivité s'explique en partie par une nouvelle dynamique sur le marché du travail, marquée par une entrée plus massive des jeunes. Reste à savoir si le nombre de contrats d'apprentissage se maintiendra si les aides à l’embauche qui leur sont destinées diminuent ou disparaissent. De nombreuses voix s'élèvent pour supprimer ces soutiens financiers, notamment pour les étudiants en bac+5, qui bénéficient déjà d’un accès facilité au marché du travail, avec ou sans contrat d'apprentissage.

“Le recul de productivité dû à l’apprentissage sera transitoire car les nouveaux entrants vont monter en compétences au fur et à mesure de leur formation pour atteindre le même niveau de productivité que les autres travailleurs.”

L’absentéisme : sommes-nous devenus plus fragiles ?

Une hausse des arrêts maladie a été observée.

Cette augmentation pourrait jouer en défaveur de notre capacité de production. Une hausse des arrêts maladie a été observée et pourrait jouer en défaveur de notre capacité de production. La forte progression de l’absentéisme à partir de 2020 pouvait aisément s’expliquer par la pandémie. Néanmoins, ce taux a continué en 2022 alors même que l’épidémie de Covid-19 régressait fortement. Ainsi, selon l’enquête menée par l’Ifop (août 2023) et citée par la Fondation Jean-Jaurès, 43% des personnes interrogées ont été absentes au moins un jour en 2022 contre 32% en 2023. 

32%

des personnes interrogées ont été absentes au moins un jour en 2023

Les experts en ressources humaines constatent une augmentation de la fragilité mentale au sein des entreprises, malgré la mise en place de structures d’accompagnement et de prévention santé visant à améliorer la qualité de vie au travail. Ainsi, 32% des sondés mentionnent une grande fatigue comme motif d'arrêt maladie, 17% évoquent des risques psychosociaux tels que le stress, et 19% signalent des troubles musculosquelettiques.

Par ailleurs, aucune catégorie socio-professionnelle n’a été épargnée par la progression des arrêts de travail. Un fait inquiétant est que les arrêts longs sont les principaux contributeurs à l’absentéisme.

Il reste compliqué de déterminer les raisons exactes de l'augmentation des absences. Néanmoins, depuis la crise de la Covid-19, la perception du travail semble avoir évolué. Les salariés accordent désormais plus d'importance à leur bien-être et sont plus centrés sur eux-mêmes. Malgré cela, Amandine Aury, DRH de PwC France et Maghreb et membre de l’association nationale des DRH (ANDRH), constate que la distanciation sociale imposée pendant les périodes de confinement a altéré les relations interpersonnelles et a pu affecter le moral de certains employés, qui ont besoin de liens sociaux au sein de l'entreprise.

Dans ce contexte, les entreprises doivent repenser leur rôle et s'adapter aux nouvelles formes de travail, notamment avec le développement du télétravail. Cependant, il est encore trop tôt pour établir un lien direct entre la crise de la Covid-19, l'augmentation des arrêts maladie et la baisse de la productivité.

Quand l’IA redistribue les cartes

Face à la nécessité d’améliorer la productivité, l’intelligence artificielle (IA) constitue un puissant levier. 

Selon le Baromètre mondial de l’emploi en IA 2024 de PwC, les secteurs les plus exposés à l’IA connaissent des gains de productivité cinq fois supérieurs à ceux des autres secteurs. De plus, les emplois nécessitant des compétences en IA offrent un avantage salarial pouvant aller jusqu’à 25% sur certains marchés.

25%

d’avantage salarial possible avec l’IA sur certains marchés

L’émergence des robots redessine la cartographie industrielle, créant de nouvelles opportunités pour des pays comme la France, qui cherchent à relocaliser une partie de leur production. Philippe Trouchaud, associé PwC France et Maghreb et spécialiste de l’innovation, ajoute que « l’IA, en rendant les robots plus intelligents, constitue un véritable booster pour le secteur industriel et une opportunité pour la France, qui a besoin de développer plus massivement son industrie ».

Parallèlement, le déploiement de l’IA générative s’accélère dans le secteur des services, notamment dans les professions intellectuelles. L’étude de PwC révèle que, dans le secteur de la communication et de l’information, la proportion de professions nécessitant des compétences en IA est cinq fois supérieure à celle des autres secteurs, et 2,8 fois supérieure dans le secteur financier.

“Selon le Baromètre mondial de l’emploi en IA de PwC, les secteurs les plus exposés à l’IA connaissent des gains de productivité cinq fois supérieurs à ceux des autres secteurs.”

Cette révolution technologique se distingue des précédentes car elle promet des gains de productivité plus élevés dans le secteur des services, contrairement aux gains historiques principalement réalisés dans la production de biens agricoles ou industriels. L’IA va modifier la capacité productive de nombreux secteurs de services qui reposaient jusqu’à présent principalement sur le facteur travail, comme l’éducation, la culture, la justice, l’administration, la comptabilité et la finance.

Cependant, cette perspective de travail augmenté par l’IA suscite des inquiétudes quant à des destructions d’emplois qu’elle pourrait engendrer à court terme. Les entreprises devront progressivement réorienter le temps libéré par certaines tâches automatisables vers des tâches à plus forte valeur ajoutée. Frédéric Petitbon, associé PwC France et Maghreb, anticipe « une reconfiguration des emplois plutôt qu’une suppression de ceux-ci ».

Les gains de productivité offerts par l’innovation sont soutenus par un écosystème dynamique en France, qui compte 85 laboratoires de recherche dédiés à l’IA et une université, Paris-Saclay, classée au premier rang mondial en mathématiques selon le Global Ranking of Academic Subjects (GRAS) de l’université de Shanghai.

85

laboratoires de recherche dédiés à l’IA en France

Toutefois, le manque de moyens financiers constitue un frein au déploiement de ces compétences. Si la France, et plus généralement l’Europe, n’augmentent pas leurs investissements dans les secteurs innovants et la R&D, l’écart entre la productivité des États-Unis et de l’Europe continuera de se creuser, entraînant des distorsions inquiétantes entre les niveaux de croissance et de revenu des deux côtés de l’Atlantique.

Téléchargez le Décryptage

Productivité en berne : la France doit-elle s’inquiéter ?

Télécharger (PDF of 840.82kb)
Suivez-nous !

Contactez-nous

Marion de Lasteyrie

Marion de Lasteyrie

Directrice Relations Extérieures et Communication, PwC France et Maghreb

Masquer