L’épargne des Français : un potentiel non exploité

Décryptage #4 - Février 2023

Par Stéphanie Villers, Conseillère économique, PwC France et Maghreb

Les Français affichent une préférence pour l’épargne. Avec ou sans crise, ils aspirent à mettre de côté. Ils épargnent pour se prémunir contre les aléas de la vie, pour acquérir un logement, pour préparer leur retraite ou encore pour transmettre à leur descendance. Dans un pays où la protection sociale fait partie intégrante du modèle économique, cette aspiration à l’épargne interroge. D’autant que la période Covid et la crise énergétique ont amplifié cette tendance.

Les Français mettent en moyenne 15% de leur revenu disponible brut de côté. Pendant la période Covid, le taux d’épargne a même dépassé 25%, les ménages étant contraints dans leurs dépenses à cause des confinements. Cette manne mise de côté peut constituer un frein dans la mécanique économique. L’argent non consommé, qui reste sur des comptes bancaires, freine la capacité de reprise.  

En outre, la crise énergétique a incité les ménages à accroître leur bas de laine. Les Français font face à un niveau d’inflation inédit qui leur fait craindre le pire. N’ayant pour la plupart jamais connu une hausse des prix aussi élevée, les ménages ont perdu leurs repères, et ont préféré se constituer une épargne de précaution pour faire face à des lendemains incertains. 

Pour autant, la croissance  économique de 2023 dépendra de la capacité des Français à dépenser. Or, 2022 a marqué un tournant, car l’amélioration sur le marché du travail n’a pas apporté les effets positifs escomptés sur leur niveau de dépenses. Jusqu’à présent, la montée du chômage et les incertitudes croissantes sur l’emploi nourrissaient le pessimisme des ménages, qui par conséquent optaient pour un accroissement de leur épargne au détriment de leur consommation. Aujourd’hui, étant donné l’inflation élevée, les Français continuent de mettre de côté avec un taux d’épargne toujours en hausse, atteignant 16,7% de leur revenu disponible brut au troisième trimestre 2022. À croire que toutes les raisons sont bonnes pour épargner.

Néanmoins, les Français ne s’intéressent que très peu à leur épargne et n’ont pas pris conscience du pouvoir économique qu’elle représente. Rappelons que les réserves financières des ménages sont colossales. L’épargne totale des Français atteint près de 6 000 milliards d’euros (hors immobilier) – soit le double de la dette publique. Les deux tiers dorment sur des comptes bancaires, ou sont placés en épargne dite réglementée (assurance vie, livret d’épargne). C’est une épargne qui est peu rémunérée. Leur capacité à relancer la machine économique reste ignorée et très peu exploitée. 

Alors quels seraient les meilleurs choix possibles pour les ménages et pour l’économie française ? Quelle devrait être la part à consommer et, a contrario, quelle pourrait être la part à investir pour relancer l’économie ?

Reste que notre capacité d’épargne est très hétérogène. Une étude réalisée par le Conseil d’analyse économique (CAE) montre que les deux tiers de l’épargne pendant la période Covid a été constituée par les 20% des Français les plus aisés. Au-delà de la segmentation par niveaux de revenu, demeure la prégnance d'une opposition jeunes/seniors qui risque d’attiser les tensions intergénérationnelles. En clair, ce sont les plus âgés qui détiennent l'épargne mais ce sont les jeunes qui doivent financer la retraite de leurs aînés. 

Les inégalités intergénérationnelles se creusent. En cette période de réforme des retraites, de nouvelles solutions innovantes doivent émerger pour tenter de réconcilier les générations sur le pacte social. Par ailleurs, alors que ce sont les plus âgés qui disposent de l’épargne, ce sont les plus jeunes qui entrevoient les contours de notre société de demain grâce à leur capacité d’innovation et leur créativité. Un compromis constructif entre les liquidités des seniors et l’ingéniosité des plus jeunes à la recherche de financement devrait de même être exploré

  • L’épargne forcée de la période Covid, un nouveau pouvoir économique entre les mains des ménages  

  • Cartographie d’une France économe : entre prudence et inquiétudes  

  • Où les Français placent-ils leur épargne ?

  • Épargne : l’expression d’une France inégalitaire ?

  • L’épargne en soutien pour stimuler la consommation

  • L’épargne pour financer les projets de demain et pour repenser la solidarité intergénérationnelle


Aurélie Picosson : Bonjour et bienvenue dans Décryptage, le podcast mensuel de PwC pour décoder notre économie et ses mécanismes. Je suis Aurélie Picosson et tous les mois j'accueille Stéphanie Villers, notre conseillère économique, pour une discussion autour d'une actu éco. Bonjour Stéphanie.

Stéphanie Villers : Bonjour Aurélie.

Aurélie Picosson : Ton dernier décryptage que l'on peut lire en intégralité sur le site de LetsgoFrance, est consacré à l'épargne des Français qui atteint aujourd'hui près de 6000 milliards d'euros, soit le double de la dette publique. Avec ou sans crise, les Français aspirent à mettre de l'argent de côté. Ils épargnent pour se prémunir contre les aléas de la vie, pour acquérir un logement, pour préparer leur retraite ou encore pour transmettre à leurs enfants. On observe même que depuis la crise sanitaire et la guerre en Ukraine, cette tendance à l'épargne s'est amplifiée. Stéphanie, comment expliques-tu ce phénomène ?

Stéphanie Villers : En moyenne, les Français mettent 15 pour cent de leur revenu disponible brut de côté, et pendant la période Covid, le taux d'épargne a même dépassé les 25 pour cent. Il est important pour comprendre de rappeler le contexte. Pendant la crise sanitaire, l'État a préservé les revenus à travers notamment la prise en charge du chômage partiel, le maintien des salaires dans la fonction publique et aussi le montant des retraites. Le secteur privé, de son côté, a versé les salaires de tous les collaborateurs en télétravail. Ces mesures ont permis de garantir le niveau de vie de la majorité des Français pour leur permettre, au moment du déconfinement, de relancer la croissance par leur consommation. En théorie, c'est un bon calcul, mais en pratique on s'est aperçu que la fermeture des magasins pendant les confinements a débouché sur la formation d'une épargne forcée. Les ménages n'ont pas pu consommer. Cette épargne forcée s'est transformée en épargne de précaution au moment de la réouverture des commerces.

Aurélie Picosson : Est-ce que les Français ont véritablement eu la possibilité, le temps de se constituer une épargne pendant cette période inédite ?

Stéphanie Villers : Oui, c'est ce que nous dit la Banque de France. Les ménages se sont constitué un surplus d'épargne de 175 milliards d'euros entre le premier trimestre 2020 et le quatrième trimestre 2021. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que l'État a transféré par ces mesures de soutien un pouvoir économique entre les mains des ménages. Je m'explique. Il y a eu un basculement du pouvoir décisionnaire. Aujourd'hui, l'État s'est endetté et n'a donc plus les marges de manœuvre nécessaires pour financer l'économie de demain par exemple, alors qu'en face les épargnants se sont constitué une manne au fort potentiel qui pourrait notamment relancer l'économie ou financer les secteurs de demain.

Aurélie Picosson : Tu peux nous préciser ce qu'on entend exactement par l'épargne ?

Stéphanie Villers : L'épargne, c'est un résidu, c'est la partie du revenu qui n'est pas consommée. En d'autres termes, c'est ce qui reste quand toutes les dépenses contraintes ou volontaires ont été réalisées. Il s'agit d'un flux et il faut distinguer l'épargne du patrimoine. Le patrimoine, c'est un stock. Chaque agent économique peut se constituer un patrimoine financier par la détention d'un portefeuille d'actifs par exemple, ou disposer d'un patrimoine immobilier. On sait que les Français aiment la pierre et aspirent à être propriétaires. D'après les prévisions de l'INSEE, le taux d'épargne des ménages français devrait atteindre 17,8 pour cent du revenu disponible brut au dernier trimestre 2022. C'est plus que la moyenne de long terme. Les Français mettent en général 15 pour cent de leur revenu disponible, là c'est un peu plus. En parallèle, on voit que la consommation privée devrait diminuer de 0,7 pour cent sur la même période.

Aurélie Picosson : Comment expliquer la capacité des ménages à mettre de l'argent de côté, alors qu'ils considèrent précisément que leur niveau de vie se dégrade et donc ils consomment moins.

Stéphanie Villers : Les Français font face à une inflation qui n'a jamais atteint des niveaux aussi élevés depuis 35 ans. Par manque de repères et par craintes pour leur avenir, ils aspirent à mettre de l'argent de côté, à se constituer ce qu'on appelle une épargne de précaution. Ils veulent se protéger contre les incertitudes. Le modèle de protection sociale, tel qu'il a été mis en place en France à l'après-guerre, ne constitue plus le pare-feu nécessaire pour leur sécurité financière. Certains économistes pensent que face à l'envolée des dépenses publiques pendant la pandémie et la crise énergétique, les ménages peuvent considérer que les déficits publics actuels sont les impôts de demain. Dans ce cas, ils décident de moins dépenser pour épargner dans la perspective de la hausse probable de la pression fiscale, donc des impôts.

Aurélie Picosson : D'accord. De leur épargne, que font les Français, ils la placent ?

Stéphanie Villers : L'épargne financière des Français se scinde en deux catégories. D'un côté, on retrouve les produits de taux avec les dépôts bancaires aussi l'épargne réglementée telle que livret A, livret jeune, mais aussi l'assurance vie en euros. C'est une épargne qui est en général peu rémunérée, mais qui a l'avantage d'être liquide et peu risquée. L'encours de l'ensemble de ces produits de taux a atteint 3 600 milliards d'euros. On sait que les Français orientent principalement leur argent vers les dépôts à vue, c'est-à-dire leurs comptes courants. Ils aiment aussi l'épargne réglementée avec en tête de liste le livret A. Enfin, on sait que le placement préféré des Français, c'est l'assurance vie en euros, et son encours total est de 1500 milliards d'euros. De l'autre, on retrouve des produits dits de fonds propres. C'est notamment les actions cotées et les actions non cotées. C'est un segment qui est plus risqué que le marché de taux, mais la rémunération est censée être plus élevée, c'est fonction du risque et l'encours total de ces produits de fonds propres a atteint 2000 milliards d'euros.

Aurélie Picosson : On a bien compris. Les Français se constituent une épargne, en particulier depuis la période Covid, mais il existe de fortes disparités sur la capacité des ménages à mettre de l'argent de côté, n'est-ce pas ?

Stéphanie Villers : Oui, la propension à épargner dépend du niveau de revenu de chaque individu. Selon l'INSEE, les 20 pour cent de Français les plus riches mettent en moyenne 28 pour cent de leur revenu disponible brut de côté, soit un montant moyen annuel de près de 16 000 €. À l'opposé, les 20 pour cent de Français les plus modestes enregistrent un taux d'épargne de 3 pour cent de leur revenu disponible, et ça correspond à un montant annuel de 350 €. Ensuite, la capacité d'épargne est aussi corrélée à l'âge. Des seniors à la retraite ont un taux d'épargne plus élevé. Leur taux d'épargne a atteint 25 pour cent de leurs revenus. Pourquoi ? Parce qu'ils sont en majorité propriétaires de leur logement à 70 pour cent et leur propension à consommer est plus faible que celle des actifs, ce qui fait que les moins de 40 ans ont une capacité d'épargne bien inférieure à celle des seniors et elle est aux alentours de 10 pour cent.

Aurélie Picosson : Stéphanie, on sait aujourd'hui, la croissance ralentit. Ne vaudrait-il pas mieux que les Français consomment plutôt que d'épargner ?

Stéphanie Villers : Oui, tu as raison Aurélie. Des liquidités qui stagnent sur des comptes bancaires, ça pèse sur la capacité de rebond et donc sur la croissance à court terme. En économie, beaucoup dépendent du niveau de confiance. Pourtant, on voit que le moral des ménages en France est au plus bas. Les derniers chiffres de l'INSEE confirment la poursuite d'une confiance dégradée en janvier 2023. On le comprend avec la crise énergétique, le conflit en Ukraine et aujourd'hui les tensions sociales qui sont déclenchées notamment par la réforme des retraites. Tout ça, ce sont des paramètres qui risquent de braquer les ménages et les inciter à épargner encore davantage. En cette période de forte inflation, certaines pistes pourraient être étudiées, pour justement redonner confiance et inciter les ménages à dépenser davantage.

Aurélie Picosson : Comme avec le déblocage de l'épargne salariale.

Stéphanie Villers : Oui, ce serait une bonne option à envisager, sur une période donnée et pour un montant plafonné. Cette mesure permettrait aux salariés de disposer d'une partie de leur épargne et ainsi d'être moins contraints dans leurs dépenses. Je rappelle que l'encours de l'épargne salariale, c'est-à-dire incluant l'intéressement et la participation, atteint plus de 150 milliards d'euros déjà. Cette épargne peut être débloquée de façon anticipée sous certaines conditions, le mariage, le divorce naissance aussi, l'acquisition d'une résidence principale ou encore la création d'entreprises. Il serait opportun d'envisager d'élargir ces conditions de déblocage dans cette phase inédite de hausse des prix pour permettre aux salariés de disposer d'un pouvoir d'achat supplémentaire. Il pourrait en être de même pour l'assurance vie. Un assouplissement temporaire de la pression fiscale pourrait être envisagé sur ce placement qui recueille les encours les plus élevés avec 1500 milliards d'euros.

Aurélie Picosson : On comprend qu'à court terme, il est important de stimuler la consommation, mais à plus long terme, on entend parler de plus en plus de la nécessité de flécher l'épargne vers le financement des investissements d'avenir. Qu'en est-il exactement ?

Stéphanie Villers : La crise sanitaire a exacerbé les déséquilibres de notre économie et sa trop forte dépendance vis-à-vis de pays tiers. Aujourd'hui, la souveraineté économique et la transition écologique sont devenues les deux enjeux majeurs. Près de 70 milliards d'euros d'investissements privés manquent à l'appel pour accompagner cette réindustrialisation de la France. On comprend que l'épargne accumulée pourrait venir en soutien pour financer ces projets, ce qui nous permettrait à terme d'être plus autonomes vis-à-vis du reste du monde. Pour l'instant, le potentiel de l'épargne des ménages reste ignoré et peu exploité.

Aurélie Picosson : Comment cela s'explique-il ?

Stéphanie Villers : En France, il y a un manque de pédagogie et d'enseignement en économie. Ça constitue un vrai handicap à la compréhension des mécanismes économiques et financiers. Ces failles dont la formation freinent la compréhension globale du potentiel de croissance qui est entre les mains des épargnants. Pourtant, les ménages ont collectivement un poids financier non négligeable pour faire face aux défis économiques de demain. Je rappelle que l'épargne des ménages totalise en France 6000 milliards d'euros hors immobilier. Au-delà de la nécessité de former et d'offrir la pédagogie nécessaire pour se familiariser avec la mécanique économique, il convient aussi de créer de vrais supports, capable d'attirer l'épargne des ménages. Certaines solutions ont émergé, mais elles peinent à s'imposer. BPI France a notamment mis en place le premier placement pour tenter de flécher les liquidités des Français vers le financement des PME. Il y a d'autres options qui pourraient être envisageables, telles que la création d'un livret dédié pour mobiliser l'épargne afin de consolider les fonds propres des entreprises.

Aurélie Picosson : Pour revenir sur ton point concernant la disparité de l'épargne en fonction de l'âge, ne devrions-nous pas trouver un compromis constructif entre les liquidités des seniors et l'ingéniosité des plus jeunes à la recherche de financement ?

Stéphanie Villers : En effet, tu as raison, Aurélie. Ce sont les plus âgés qui disposent de l'épargne et ce sont à contrario les plus jeunes qui entrevoient les contours de notre société de demain. Grâce à leur capacité d'innovation et à leur créativité. En cette période de réforme des retraites, il serait sans doute opportun d'explorer des pistes pour tenter de réconcilier les générations sur le pacte social notamment, par exemple en créant des supports de placements capables de repenser la solidarité intergénérationnelle. Les aînés pourraient ainsi, par leur épargne, financer les projets innovants de la jeune génération.

Aurélie Picosson : Merci beaucoup, Stéphanie pour cet éclairage sur l'épargne. Merci à tous pour votre écoute et rendez-vous dans un mois pour le prochain décryptage. D'ici là, retrouvez sur le site https://letsgofrance.pwc.fr/ les précédents numéros à lire ou à écouter.

6000 milliards épargne totale

L’épargne forcée de la période Covid, un nouveau pouvoir économique entre les mains des ménages 

Pendant la crise sanitaire, l’État a préservé les niveaux de revenu à travers la prise en charge du chômage partiel, le maintien des salaires dans la fonction publique, ainsi que le montant des retraites. Le secteur privé a pu, de son côté, verser les salaires de tous les collaborateurs en télétravail. Les mesures prises dans l’urgence visaient à garantir le niveau de vie de la majorité des Français pour leur permettre, au moment du déconfinement, de relancer la croissance par leur consommation. 

En théorie, c’est un bon calcul. Mais en pratique, la fermeture pendant les confinements de l’ensemble des enseignes, hormis les commerces jugés essentiels comme l’alimentaire, a débouché sur la formation d’une épargne forcée, qui s’est transformée en épargne de précaution au moment de la réouverture des commerces. Les incertitudes qui prévalaient sur la capacité à endiguer l’épidémie et des risques de chômage accrus ont incité les ménages à la prudence. Pour autant, on a vu qu’au moment de la réouverture des commerces, l’activité a repris à vive allure, assurant le rebond de la croissance et le maintien des effectifs dans les entreprises. 

En fin de compte, les Français ont peu puisé dans l’argent mis de côté pendant la pandémie et, leurs emplois ayant été en grande majorité maintenus, ont pu compter sur leur rémunération pour garantir leurs dépenses. Ainsi, selon la Banque de France, les ménages se sont constitué un surplus d’épargne de 175 milliards d‘euros entre le premier trimestre 2020 et le quatrième trimestre 2021. Les deux tiers de cette manne ont été réalisés durant les mois de confinement (mars, avril, mai et novembre 2020). Une moindre accumulation s’est ensuite poursuivie en 2021. 

Alors que les ménages se constituaient un bas de laine conséquent, l'État s’est endetté, laissant filer le déficit public, qui a atteint un niveau record à 11% du PIB en 2020. La dette publique est passée de 98% avant la crise Covid à 112% du PIB aujourd’hui. Ainsi, il y a eu en quelque sorte un transfert de l’argent public vers les agents privés, qui se sont constitués une épargne forcée pendant les confinements.

175 milliards d'euro

Rappelons que le retour à l’équilibre budgétaire constamment annoncé est pourtant invariablement repoussé. Autour de 5% en 2023, le déficit public sera une nouvelle fois au-dessus du critère du Pacte de stabilité. Le risque que l’État soit incité à puiser dans l’épargne des ménages pour atténuer les déséquilibres budgétaires ne peut être écarté. Certains évoquent la nécessité de taxer ces liquidités pour rembourser une partie de la dette française ou pour qu’elles soient redistribuées.

Néanmoins, l’overdose fiscale, exprimée notamment au travers du mouvement des gilets jaunes, et les engagements pris par Emmanuel Macron en matière de fiscalité laissent pour l’instant cette issue peu probable. L’épargne sera « épargnée » d’éventuelles nouvelles pressions fiscales à moyen terme. 

Le plus important à comprendre est que, face à la crise sanitaire, l'État a transféré, par ses mesures de soutien, un nouveau pouvoir économique entre les mains des ménages. En effet, il y a eu un basculement du pouvoir décisionnaire : l’État endetté a de moins en moins de marges de manœuvre pour financer l’économie de demain alors que les épargnants se sont constitué une manne au fort potentiel pour relancer l’économie ou pour financer les secteurs d’avenir. 

Cartographie d’une France économe : entre prudence et inquiétudes

Les Français sont devancés par les Allemands dans leur capacité d’épargne mais restent très économes par rapport aux autres puissances occidentales. En effet, les Américains et les Britanniques disposent d’un taux d’épargne bien inférieur (autour de 10% de leur revenu disponible brut), hormis en période de confinement, quand la consommation était limitée.

Il faut à ce stade distinguer l’épargne du patrimoine. 

  • L’épargne est un résidu, la partie du revenu qui n’est pas consommée. En d’autres termes, c’est ce qui reste quand toutes les dépenses contraintes ou volontaires ont été réalisées. Il s’agit donc d’un flux.

  • Le patrimoine est un stock. Chaque agent économique peut se constituer un patrimoine financier (détention d’un portefeuille d‘actifs tels que les actions ou les produits de taux) et/ou disposer d’un patrimoine immobilier. Les Français aiment la pierre et aspirent à devenir propriétaires au cours de leur vie active. À titre de comparaison, l’Allemagne a le plus fort pourcentage de locataires du secteur privé de l’Union européenne (55%). 

D’après les estimations de l’INSEE, le taux d’épargne des ménages français devrait de nouveau progresser pour atteindre 17,8% du RDB au dernier trimestre 2022. En parallèle, la consommation privée diminuerait de 0,7%. En cette période de forte inflation, au moment où le pouvoir d’achat devient la première préoccupation des ménages, reste à comprendre comment et pourquoi cette épargne gonfle au niveau national.

 

Comment en effet expliquer la capacité des ménages à mettre de l’argent de côté alors qu’ils considèrent précisément que leur niveau de vie se dégrade ? Les Français font face à une inflation qui n’a jamais atteint des niveaux aussi élevés depuis 35 ans. Ainsi, par manque de repères et par crainte pour leur avenir dans un environnement inédit, la constitution d’une épargne de précaution semble être la solution pour se protéger contre l’incertitude. Le modèle de protection sociale tel qu’il a été mis en place à l’après-guerre ne constitue plus le pare-feu nécessaire à leur sécurité financière. 

Cette épargne de précaution peut être de même analysée suivant le théorème d’équivalence ricardienne. Ainsi, les anticipations des agents rationnels peuvent neutraliser les effets escomptés des mesures de soutien. En effet, face à l’envolée des dépenses publiques pendant la pandémie et la crise énergétique, les consommateurs peuvent considérer que les déficits publics actuels sont les impôts de demain. Dans ce cas, ces derniers vont moins dépenser pour épargner dans la perspective de la hausse probable de la pression fiscale. 

Où les Français placent-ils leur épargne ?

L’épargne financière se scinde en deux catégories. 

  • D’un côté, les produits de taux, où l’on retrouve les dépôts bancaires, l’épargne réglementée (Livret A, livrets bleus, PEL, livrets jeunes, etc.), mais aussi l’assurance-vie en euros. C’est une épargne en général peu rémunérée mais qui a l’avantage d’être liquide et peu risquée. Son encours au deuxième trimestre 2022 atteint 3 600 milliards d’euros. Les Français plébiscitent principalement les dépôts à vue, c’est-à-dire leurs comptes courants non rémunérés, l’épargne réglementée avec en tête de liste le livret A, et ensuite l’assurance-vie en euros, qui demeure leur placement favori avec un encours de près de 1 500 milliards d’euros. 
  • De l’autre côté, on retrouve les produits de fonds propres, avec notamment les actions cotées et non cotées. C’est un segment plus risqué que le marché de taux mais dont la rémunération peut être plus élevée. L’encours global atteint 2 000 milliards d’euros, tiré à la fois par les actions non cotées, où se logent notamment les plans d‘épargne entreprise (PEE) et l’assurance vie en unités de compte (UC), et par l’épargne retraite.

En cours

2ème trimestre 2022

Principaux placements financiers

5726,6

Produits de taux

3618,6

Numéraire et dépôts à vue

810,7

Dépôts bancaires rémunérés

1182,8

Epargne réglementée (1)

848,8

Autre épargne (2)

334,0

OPC monétaires

3,9

Assurance-vie et épargne retraite en euros (3)

1492,4

Titres de créance détenus directement

35,3

Titres de créance détenus indirectement (OPC)

93,5

Produits de fonds propres

2030,9

Actions cotées

307,4

Actions non cotées et autres participations

1147,9

Assurance-vie et épargne retraite en UC (3)

448,1

Actions détenues indirectement (OPC)

127,5

Autres (4) 

77,1

Dont fonds immobiliers (5)

33,9

(1) Livrets A, bleus, LEP, PEP, CEL, livrets jeunes
(2) Comptes à terme et livrets ordinaires
(3) Nette des prestations
(4) Essentiellement fonds non-résidents et fonds immobiliers
(5) Seulement les actifs immobiliers, ne sont pas incluses les détentions indirectes de fonds immobiliers par les ménages via les contrats d’assurance-vie (de l’ordre de 30 Mds €), chiffres provisoires
Source : Banque de France

On voit sur le graphique ci-dessus que la période Covid a amplifié la capacité d’épargne financière des ménages. Cette épargne s’est orientée majoritairement sur les produits de taux mais on observe un regain d’appétit pour le risque, avec un nouvel engouement pour les produits de fonds propres. Même si 2020 a marqué un pic de l’épargne, il demeure que les ménages ont conservé leur appétence pour la constitution d’un bas de laine depuis.

Épargne : l’expression d’une France inégalitaire ?

La propension à l’épargne dépend du niveau de revenu de chaque individu. Selon les chiffres de l’INSEE, les 20% de Français les plus riches mettent en moyenne 28% de leur revenu disponible brut de côté, soit un montant moyen annuel de près de 16 000 euros. À l’opposé, les 20% de Français les plus modestes enregistrent un taux d’épargne de 3% de leur RDB, soit 350 euros annuels. 

La capacité d’épargne est également corrélée à l’âge. Les seniors à la retraite ont le taux d’épargne le plus élevé. Ils sont à plus de 70% propriétaires de leur logement et leur propension à la consommation demeure plus faible que celle des actifs. Leur taux d’épargne atteint 25% de leur revenu. Les moins de 40 ans ont, a contrario, une capacité d’épargne inférieure à 10%.

Taux d’épargne en France par tranches d’âge

Age

Taux d’épargne

Moins de 30 ans

8%

30-39 ans

9%

40-49 ans

11%

50-59 ans

18%

60-69 ans

18%

70 ans et plus

25%

Source : INSEE, données 2017, données pour une personne seule

L’épargne en soutien pour stimuler la consommation

Au moment où la croissance patine, revenons sur le potentiel de relance de cette épargne si celle-ci est réinjectée dans l’économie réelle. Nous savons que des liquidités qui stagnent sur des comptes bancaires non rémunérés, ou très peu, pèsent sur la capacité de rebond. Alors quelle devrait être la part de l’épargne à consommer pour assurer une croissance plus élevée ? 

Prenons l’exemple américain, qui illustre bien la capacité de la consommation à relancer la machine. Le Président Joe Biden a poursuivi dès son arrivée à la Maison-Blanche la politique de relance économique initiée par Donald Trump au moment de la pandémie, et a injecté dans l’économie près de 2 000 milliards de dollars à travers divers plans de soutien. Des chèques (en moyenne 1 400 dollars) ont été distribués à des millions de ménages pour soutenir leurs dépenses. Les Américains, confiants dans leur avenir, se sont mis à consommer davantage et ont ainsi soutenu la reprise économique. 

Mais, pour reprendre un adage chinois, « où il y a un avantage, il y a nécessairement un inconvénient ». En d’autres termes, un excès de confiance associé à un surplus de liquidités peut générer une trop forte inflation. C’est ce qui s’est produit aux États-Unis. Pour juguler cette hausse inquiétante des prix, la Banque centrale américaine a dû mener dès mars 2022 une politique monétaire restrictive avec le relèvement de ses taux d’intérêt (taux directeurs à 4,5%). Néanmoins, l’argent public a bien été réorienté par les ménages dans la sphère réelle et donc a soutenu la croissance.

"En économie, beaucoup dépend du niveau de confiance. Or, le moral des ménages en France est au plus bas."

En économie, beaucoup dépend du niveau de confiance. Or, le moral des ménages en France est, a contrario, au plus bas. Les derniers chiffres de l’INSEE confirment la poursuite d’une confiance dégradée en janvier 2023.

La crise énergétique, le conflit en Ukraine et les tensions sociales déclenchées notamment par la réforme des retraites sont autant de paramètres qui risquent de braquer les ménages et les inciter à épargner davantage. Les chiffres du dernier trimestre 2022 confirment l’atonie des dépenses privées. La consommation des ménages a reculé de 0.9%. L’enjeu pour 2023 serait alors de redonner le moral aux ménages pour les inciter à puiser dans leur bas de laine. Ainsi, en cette période inflationniste, certaines pistes pourraient être étudiées, notamment avec le déblocage anticipé de l’épargne salariale sur une période donnée avec un montant plafonné. Cette mesure incitative permettrait aux salariés de disposer d’une partie de leur épargne et ainsi d’être moins contraints dans leurs dépenses.

Aujourd’hui, l’encours de l’épargne salariale (incluant l’intéressement et la participation) atteint plus de 150 milliards d’euros. Cette épargne permet aux salariés de se constituer un capital tout en profitant d’une fiscalité avantageuse. Les sommes reçues sont soumises aux contributions sociales (CSG, CRDS). Elles sont également soumises à l'impôt sur le revenu, sauf si elles sont placées sur un plan d’épargne salariale. Cette épargne peut être débloquée de façon anticipée sous certaines conditions (mariage/divorce, naissance, décès/invalidité, acquisition/remise en état/agrandissement d'une résidence principale, création d'entreprise, etc.). 

Les conditions de déblocage de l’épargne salariale ont déjà évolué par le passé et ont été révisées pour mieux tenir compte des aléas de la vie. C’est pourquoi, il serait peut-être opportun d’envisager temporairement et partiellement de permettre aux salariés de débloquer par anticipation (sans fiscalité) une partie de cette épargne pour faire face à cette phase inflationniste qui pèse sur leur pouvoir d’achat. 

Il pourrait en être de même pour l’assurance-vie, dont les intérêts sont taxables en cas de rachat. La fiscalité de ce placement est variable et dépend notamment de l’âge du contrat et de la date du versement. Ainsi, à l’instar des allègements qui pourraient être accordés à l’épargne salariale, un assouplissement temporaire de la pression fiscale pourrait être envisagé aussi sur l’assurance-vie, qui recueille les encours les plus élevés (1 500 milliards d’euros). 

L’épargne pour financer les projets de demain et pour repenser la solidarité intergénérationnelle 

La crise sanitaire a exacerbé les déséquilibres de notre économie et sa trop forte dépendance vis-à-vis des pays tiers. Aujourd’hui, la souveraineté économique et la transition écologique sont devenues les deux enjeux majeurs. Près de 70 milliards d’euros d’investissements privés manquent à l’appel pour accompagner la réindustrialisation de la France. Dans ce contexte, l’épargne accumulée pourrait venir en soutien pour financer ces projets et nous rendre ainsi plus autonomes vis-à-vis du reste du monde.

Les ménages ne prennent pas en compte le potentiel que constitue leur épargne pour faire face aux défis industriels et écologiques de la France. Le pouvoir économique des liquidités accumulées est pour l’instant ignoré et peu exploité. Le manque de pédagogie et d’enseignement en économie constitue en France un handicap à la compréhension des mécanismes économiques et financiers. Ces failles dans la formation freinent la compréhension globale du potentiel de croissance entre les mains des épargnants. Pourtant, les ménages ont collectivement un poids financier non négligeable pour faire face aux défis économiques de demain.

“Il convient d’innover pour créer les supports capables d’attirer l’épargne des ménages pour financer les projets d’investissement.”

Mais, au-delà de la nécessité de former et d’offrir la pédagogie nécessaire pour se familiariser avec la mécanique économique, il convient d’innover pour créer les supports capables d’attirer l’épargne des ménages pour financer les projets d’investissement. 

Certaines solutions ont déjà émergé mais peinent à s’imposer. 

“Un compromis constructif entre les liquidités des seniors et l’ingéniosité des plus jeunes à la recherche de financement devrait être exploré.”

Enfin, comme nous l'avons vu, la propension à épargner est notamment corrélée à l’âge. Mais, si les plus âgés disposent de l’épargne, ce sont, a contrario, les plus jeunes qui entrevoient les contours de notre société de demain et seront en mesure de la faire advenir grâce à leur capacité d’innovation et à leur créativité. 

Un compromis constructif entre les liquidités des seniors et l’ingéniosité des plus jeunes à la recherche de financement devrait être exploré. En outre, en cette période de réforme des retraites, de nouvelles solutions doivent émerger pour tenter de réconcilier les générations sur le pacte social. Il serait peut-être opportun de créer des supports de placements capables de repenser la solidarité intergénérationnelle. Les aînés pourraient ainsi, par leur épargne, financer les projets innovants de la jeune génération. 

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L’épargne des Français : un potentiel non exploité

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Marion de Lasteyrie

Marion de Lasteyrie

Directrice Relations Extérieures et Communication, PwC France et Maghreb

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